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« La charia n’est qu’une construction humaine »


« La charia n’est qu’une construction humaine »

Pourquoi entend-on si peu les théologiens musulmans « éclairés » ?

Parce que, tout simplement, ils n’arrivent pas à se faire entendre ! À eux de se faire valoir et de se faire comprendre en fondant des écoles de pensée qui renouent avec l’audace intellectuelle et la hardiesse des mutazilites ou d’al-Fârâbî.
Fârâbî, le second maître − après Platon − selon la dénomination affectueuse de Maimonide, théorisait dans sa Cité vertueuse la conquête du bonheur et la quête du salut sans aucun lien avec la révélation coranique ! Certains théologiens contemporains, à l’instar de Nasir Hamed Abu Zeyd ou Mahmoud Taha, l’ont fait, non sans grand courage, mais ils ont dû le payer cher, parfois de leur vie, avec la complicité lâche des autocrates arabes. En outre, les rares voix dissonantes qui parviennent à percer ne trouvent pas d’écho dans les tribunes médiatiques, occupées qu’elles sont par la surenchère sur les dérives maladives de l’islam et la focalisation sur les exactions commises en son nom. Imaginez que je ne connaisse notre société française qu’à travers l’unique canal de la revue Détective et son lot de faits divers atroces : il y aurait de quoi désespérer de l’âme humaine en France ! Mutatis mutandis, c’est ainsi que fonctionne la perception médiatique de l’islam. Aux heures de grande écoute, on assiste à des débats supposés objectifs qui donnent, tour à tour, la parole à un rugbyman, un judoka, un basketteur, un rappeur ou une lofteuse pour parler de géostratégie, de sociographie des musulmans en France, de théologie fine ! Avec comme caution habituelle, un imam ânonnant qu’on « pique » sur le voile et réagissant dans son réflexe pavlovien sur la nécessaire pudibonderie et autres fadaises éculées… Ces débats asymétriques confortent la thèse d’une médiocrité congénitale aux musulmans, perçus comme un élément incongru, allogène à la nation. Sans nourrir une logique de complot ni se complaire dans une approche victimaire, on peut observer que l’histoire du petit margoulin polygame de Nantes est passée en boucle ad nauseam, alors que les médias ne disaient pas un mot de la disparation de l’islamologue Mohammed Arkoun.[access capability= »lire_inedits »]

En même temps, les médias passent leur temps à dénoncer par avance le risque d’amalgame et sont plutôt indulgents avec les expressions les plus extrémistes de l’islam. Or, ces expressions existent. Les gens qui se font enquiquiner parce qu’ils mangent pendant le ramadan ne sont pas une invention. On a aussi peu commenté le vote des Tunisiens de France qui, proportionnellement, ont plus voté pour les islamistes d’Ennahda que leurs compatriotes résidant au pays…

Une presse libre et responsable est le socle de la démocratie. Elle ne doit surtout pas afficher la moindre indulgence avec l’extrémisme. Bien au contraire, les gens qui se font « enquiquiner », comme vous dites − dans certains cas, ce verbe est euphémistique − parce qu’ils n’ont pas observé le jeûne du mois de ramadan sont en droit d’être protégés d’abord en alertant l’opinion publique. Nous devons, qui que nous soyons, dénoncer ces atteintes intolérables à l’intégrité physique et morale de nos concitoyens, et par-delà de quiconque ploie sous le joug de l’extrémisme. Nous savons gré à la presse qui nous informe de la forfaiture inqualifiable dont a été victime la jeune femme violée à Carthage et qui doit comparaître devant la Justice pour attentat à la pudeur ! Entendons-nous bien : je ne disculpe pas les musulmans de France et d’ailleurs de leur responsabilité première dans la situation de crise que nous vivons tous. Il faut voir la poutre chez soi avant de déplorer la paille des autres. La communauté tunisienne de l’étranger qui a le moins voté pour Ennahda se trouve en Algérie alors que les Tunisiens français ont plébiscité les islamistes. Cela montre que nos quartiers dits « sensibles » sont gangrénés par les idées islamistes. Si nous le savons, c’est que cela a été médiatisé, sobrement peut-être, par souci d’équilibre, mais médiatisé. De toute façon, que pèse cette sobriété par rapport aux « unes » des magazines sur l’argent des intégristes, Marianne voilée, le djihad traduit systématiquement et abusivement en « guerre sainte », les chrétiens d’Orient persécutés par l’islam et sur le fanatisme islamiste ? Ce genre de marronniers entraîne de terribles dégâts dans la psyché de nos compatriotes. De plus, au cours du dernier quinquennat, on a aggravé les choses en distillant des idées infectieuses, en hiérarchisant les civilisations, en distinguant les Français d’origine immigrée du corps national traditionnel ou en instaurant un débat sur l’islam. Et aujourd’hui, lorsque Manuel Valls annonce vouloir expulser les prêcheurs de haine, où voudrait-il envoyer ceux qui ne sont pas ressortissants d’États étrangers, mais bel et bien français ? Il est curieux de persister à voir les musulmans comme un greffon adventice dans la société française. C’est hélas une réalité pour les islamistes, mais ceux-ci n’en restent pas moins majoritairement des citoyens français qu’il faut traiter comme tels. À ce sujet, la responsabilité des hiérarques musulmans en France est plus qu’engagée. S’ils avaient eu le courage et l’autorité nécessaires, ils auraient étouffé ab ovo l’affaire des deux collégiennes à peine nubiles qu’on voulait emmitoufler dans un fichu et nous ne serions pas arrivés, de démission en démission, à l’histoire du voile intégral quelques années plus tard. Leur inertie et leur passivité devant les prières de rue attestent également leur incompétence et leur pusillanimité.

Là encore, les persécutions des chrétiens d’Orient ne sont pas une invention, si ?

Le mot « invention » qui revient deux fois dans vos questions commence à pointer une forme de désobligeance. Aucun être au monde sensible et sensé ne peut rester indifférent devant le drame que subissent aujourd’hui les chrétiens d’Orient, obligés qu’ils sont de quitter leurs demeures, leur terre natale et leur pays, alors qu’ils s’y trouvaient bien avant l’avènement de l’islam. Le degré d’avancement éthique d’une société donnée est jaugé à l’aune de la situation des minorités en son sein, en attendant d’arriver au statut de citoyen in abstracto de ses déterminismes ethniques, de ses orientations sexuelles, de ses options métaphysiques ou de ses appartenances confessionnelles. En réalité, en démocratie, il n’y a de majorité et de « minorité » qu’au Parlement. Mais laisser penser que les persécutions sont le lot quotidien depuis toujours des chrétiens d’Orient est aussi erroné. C’est oublier leur rôle, leur influence et leur présence dans les cours califales et princières dans cette région depuis l’islamisation de leurs contrées. C’est surtout minimiser leur ardeur dans la Nahda (dans son sens étymologique et historique de « renaissance » et non pas dans le sens piteux partisan islamiste) à la charnière des XIXe et XXe siècles. Toujours est-il que la liberté religieuse, l’autonomie du sujet, le pluralisme, la citoyenneté aconfessionnelle, le respect des droits de la personne humaine, la laïcité sont autant d’enjeux et de chantiers titanesques qu’il faut mener en contexte islamique avec ou sans les révolutions et surtout avec toutes les composantes de la nation arabe.

Que pensez-vous de la notion d’islamophobie? Peut-on parler d’une montée de l’« islamophobie » en France ?

Je conçois que certains essayent de récuser l’idée d’« islamophobie » au nom de la liberté de critiquer l’islam, mais l’argument est fallacieux car il entretient la confusion entre critique et détestation. Or, la critique objective est recevable et opportune. Toute doctrine, toute philosophie et toute tradition religieuse qui fuit le débat, esquive le choc des idées et élude les questions de l’heure finit par s’atrophier. Se sentant vulnérable et redoutant l’asphyxie, il ne lui reste alors plus que le fanatisme et la terreur pour subsister quelques instants. Toute critique est salutaire et donc bienvenue. À ce sujet, étymologiquement, le terme « islamophobie » désigne une peur maladive, irraisonnée, pathologique de l’islam, que l’on peut sinon admettre, du moins expliquer : la décennie noire du GIA en Algérie, l’affaire Kelkal, les talibans, le 11-Septembre 2001, l’affaire Merah peuvent provoquer une peur compréhensible.
J’utiliserai en revanche le néologisme de mis-islamie pour ceux qui se reconnaissent comme hostiles, haineux et antimusulmans par principe, tel un misogyne qui n’aime pas les femmes ou un misanthrope exécrant ses semblables. Cette attitude n’est pas normale. On ne peut cependant pas parler de « racisme antimusulman » puisque l’islam n’est ni une race ni une ethnie. Que dire et que faire du Bosniaque musulman ou de son coreligionnaire allemand vivant tous les deux en France ?

La plupart des clercs musulmans peinent à penser la séparation moderne entre individu, citoyen et croyant, le mot « politique » (siyasa) étant d’ailleurs absent du Coran. Dans ces conditions, comment concilier islam et laïcité ?

D’un point de vue méthodologique, je ne me fonderai pas sur la mention ou l’absence de tel ou tel mot dans le Coran ni dans une autre référence scripturaire religieuse pour construire un ordre politique, surtout si je veux qu’il soit aconfessionnel. Les fondements de la gestion de la Cité doivent relever de paramètres extra-religieux. Dans le sillage de l’abolition du califat par Mustapha Kemal Atatürk, l’œuvre monumentale d’Ali Abderraziq, L’Islam et les fondements du pouvoir, a provoqué un séisme dans le monde arabe puis, au-delà, dans le monde islamique, l’effervescence intellectuelle et la réforme qui s’en sont suivies, dans un élan de foi et d’espérance dans les idées du progrès, ont été, hélas, stoppées par la contre-réforme des Frères musulmans.

À supposer que les différents islamistes veuillent appliquer « la » charia comprise comme loi et mode de gouvernement, ils ne le pourront pas car celle-ci reste muette sur le droit maritime, celui des affaires et des assurances, sur les arsenaux nucléaires, sur la militarisation de l’espace, sur Internet et les canaux satellitaires, sur le génie génétique, etc. Si la charia a un mot à dire, cela concerne seulement le droit personnel… et encore, selon quelle école ? Dans le monde sunnite, il y a quatre écoles juridiques reconnues. On aurait pu en avoir trois ou cinq : le nombre quatre n’est pas garanti par le divin ! En outre, on a telle ou telle disposition dans l’une ou l’autre de ces quatre écoles parce que le maître éponyme a triomphé de ses contradicteurs, parfois avec le concours politique du souverain. Quelles auraient été ces dispositions qu’on sacralise maintenant si les contradicteurs l’avaient emporté ? De surcroît, l’élaboration du corpus juridico-religieux de cette fameuse charia s’est étalée de 767 à 855. Ainsi, tous les califes omeyyades et une partie des abbassides ont-ils gouverné d’une manière, sinon anti-islamique, au moins an-islamique au regard de cette gouvernance monolithique fondée sur la charia chère aux islamistes ! Pourtant, personne ne dénie à ceux-là leur islamité. C’est dire que la gouvernance selon la charia n’est qu’une construction humaine ! Quant à la conciliation de l’islam et de la laïcité, il faut une réponse fleuve pour cerner ce sujet complexe. Et, pour n’en donner qu’une facette, je m’en tiendrai aux requêtes du président de l’association des ulémas algériens devant le Conseil d’État pour appliquer la loi de Séparation, celle du 9 décembre 1905 en Algérie, alors départements français. Nous savons tous d’où le refus est venu…

La difficulté de séparer politique et religieux semble pourtant être une constante…

Oui, vous avez tout à fait raison : la séparation des deux ordres temporel et spirituel, en contexte islamique, tarde à venir. Soulignons simplement que la déconnexion du politique d’avec le religieux est une conquête relativement récente dans la gestion des affaires de la Cité et une marque forte du progrès humain. Et, en admettant qu’il faille se fonder sur le Coran pour établir la dévolution des prérogatives entre les ordres spirituel et temporel, le verset 38 de la sourate 42 dit : « Et leurs affaires sont objets de consultation entre eux. » Certains modernistes laïcisants y ont vu le fondement de la démocratie. C’est une vue étriquée et fort discutable, car on peut toujours exhiber des versets contradictoires. Par hypothèse, s’il faut chercher un verset coranique allant dans le sens que je souhaite, je citerai plutôt le verset 59 de la sourate IV: « Ô vous qui avez cru, obéissez à Dieu, au Prophète et aux détenteurs de l’ordre parmi vous. » La simultanéité de ceux auxquels on doit obéissance montre qu’il y a clairement deux ordres : Dieu et le Prophète d’un côté, les détenteurs de l’ordre de l’autre.

Autrement dit, le Coran, comme l’Évangile, contient les germes de la laïcité ?

Non, la laïcité, tout comme la politique, ne doit pas être arrimée à la religion. Et je ne crois pas davantage à l’idée d’une matrice chrétienne de la laïcité, même en présence du denier de César dans l’Évangile de Matthieu : la doctrine des deux glaives, la Cité de Dieu, la querelle des investitures, la monarchie de droit divin, les harangues de Bourdaloue ou de Dupanloup, l’encyclique Vehementor nos excommuniant les députés catholiques ayant voté la loi de séparation de l’Église et de l’État démontrent le contraire. C’est grâce au travail considérable de théologiens catholiques et protestants comme Karl Rahner, Yves Congar, Urs van Balthazar, Karl Barth ou Paul Tillich − puis des travaux de Vatican II − que les chrétiens ont intégré peu à peu le principe de laïcité. Ce qui a été mené dans un contexte pourra l’être dans un autre contexte. Rien d’intrinsèque à l’islam ne l’interdit. Inspirons-nous de l’audace et du génie d’Avempace ou d’Averroès ![/access]

(*) Ghaleb Bencheikh est docteur ès sciences. Il est notamment l’auteur de Lettre ouverte aux islamistes (avec Antoine Sfeir, Bayard, 2008). Il anime par ailleurs l’émission « Islam », tous les dimanches matin sur France 2.

Octobre 2012 . N°52

Article extrait du Magazine Causeur



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