Non loin d’Épernay, le domaine Alain Bernard perpétue le travail de la vigne à l’ancienne. Avec ses chevaux de trait et ses caves de fûts de chêne, il est encore l’un des rares à élaborer ses propres champagnes. Une production confidentielle à partager entre amateurs.
Bien avant que Macron et Hidalgo chantent les mérites du « Grand Paris », la Champagne, toute proche, était déjà le jardin de la capitale puisque les rois de France allaient se faire sacrer à la cathédrale de Reims et que le vignoble de la vallée de la Marne (fief historique du pinot meunier, un cépage champenois qu’on ne trouve nulle part ailleurs) n’est qu’à 80 km de la place de la Bastille…
Ces dernières années, la Champagne a opéré une mue en profondeur qui en fait certainement à ce jour le vignoble le plus passionnant de la planète. Plus on y va, plus on est fasciné par ses paysages et ses savoir-faire uniques au monde transmis de génération en génération. Le champagne industriel est toujours là, certes, issu de vignes nourries aux engrais et que l’on fait « pisser » pour avoir un maximum de rendement, mais c’est ce qui se passe autour qui attire notre attention et nous convainc qu’il existe un « pays réel » bien vivant, plein de ressources et de talents, qui dépasse de loin la représentation morbide et mortifère qu’en donnent les médias, les sociologues et les statisticiens… Pour des raisons de santé mentale, les Français n’écoutent plus les infos ? Normal. La voix des speakerines est devenue un tantinet agressive et anxiogène (toujours la même diction, le même ton, et si l’apocalypse est sûre, à quoi bon s’informer ?).
Allons donc sentir la lumière et les parfums de la Champagne, ceux de ses terres crayeuses farcies de coquillages et de ses forêts de chênes plantées par Colbert pour construire nos vaisseaux.
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D’abord, on découvre une région où l’on mange souvent mieux qu’à Paris, comme à Reims, où Arnaud Lallement (à l’Assiette Champenoise) et Philippe Mille (Les Crayères) sont au firmament de leur créativité. À Épernay, il faut attendre des semaines pour espérer déguster une côte de bœuf grillée au feu de bois à La Grillade Gourmande (tenue par le chef Christophe Bernard qui était autrefois chez Ducasse à Monaco). Et n’oublions pas les petits villages oubliés, comme celui de Dormans, où Sylvain Suty, originaire du Jura, redonne vie à une cuisine française savoureuse qui privilégie les sauces et les cuissons lentes à l’ancienne… Américains, Allemands, Belges, Italiens et Japonais venus faire leurs emplettes ne s’y trompent pas : ils évitent désormais Paris pour aller directement s’immerger en Champagne où ils ont le sentiment de retrouver la France de Charles Trenet !
S’agissant du vin, il n’est pas excessif de parler de révolution : au début des années 1960, la Champagne entre dans l’ère de l’industrie viticole, le tracteur remplace le cheval, le Round-Up la binette et la grande cuve en inox le petit fût de chêne traditionnel (on compte alors 150 tonnelleries champenoises contre une seule aujourd’hui). Soixante ans après, c’est l’inverse ! Les vignerons reviennent au cheval (qui offre l’avantage de ne pas tasser les sols) et au fût de chêne (qui permet au vin de se concentrer et de développer des notes d’épices, de fruits et parfois de vanille et de chocolat). Sur les 15 000 vignerons que compte la Champagne, l’immense majorité se contente de produire et de vendre du raisin aux grandes maisons de négoce (Moët & Chandon, Taittinger, Ruinart…) qui représentent à elles seules 90 % des exportations. Une poignée de vignerons (appelés « récoltants-manipulants ») cultivent encore leurs vignes afin d’élaborer leurs propres champagnes.
Parmi eux, on découvre chaque année de nouveaux talents qui ont su redonner vie à leurs terres et qui sculptent des vins parfois éblouissants. Comme les sommeliers parisiens (qui travaillent toujours avec les mêmes maisons) ne vont pas à leur rencontre, ce sont les marchands étrangers qui les découvrent et achètent l’essentiel de leurs nectars (qui, pour cette raison, sont introuvables chez nous !).
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Ainsi, au village de Dizy (à 4,6 km d’Épernay), le domaine Alain Bernard nous ramène-t-il à une France que l’on croyait disparue. À l’intérieur, les photos des Tontons flingueurs ornent tous les murs. Benoît, le père, prépare une délicieuse purée de pommes de terre dans sa cuisine équipée d’une magnifique La Cornue. On a le sentiment d’être dans une émission du « Petit Rapporteur », quand Jacques Martin, Daniel Prévost, Stéphane Collaro, Pierre Desproges et Pierre Bonte s’en allaient à la rencontre de la France profonde. La gentillesse et l’hospitalité de cette famille contrastent avec la froideur de bien des maisons qui ont pignon sur rue ! En débouchant leur cristallin champagne premier cru (issu d’une parcelle de chardonnay labourée par leurs chevaux des Ardennes, Victor et Violette), Isabelle Bernard, un brin coquine, nous apprend que la légendaire abbaye d’Hauvillers (que l’on aperçoit au loin et pour laquelle travaillaient les ancêtres de son mari Benoît) était autrefois connue pour les mœurs de ses moines bénédictins : « Ils avaient le droit de cuissage sur les jeunes filles de la région, mais cela ne gênait personne à l’époque. En regardant Benoît, je me demande s’il n’est pas un descendant de Dom Pérignon car il lui ressemble beaucoup ! »
Pourquoi donc conseiller ce petit domaine de huit hectares dont personne ne parle ? Précisément parce que personne n’en parle ! Les champagnes des Bernard sont introuvables à Paris, alors que leur coteaux-champenois rouge (vin tranquille) est, à mon avis, le plus exceptionnel qui soit. Ces vignerons méticuleux et précis sont les seuls à érafler à la main les grappes de pinot noir sur un tamis en osier… Quel fruit ! Autre joyau, leur rosé de saignée (les peaux des raisins noirs ont macéré dans le jus) est produit uniquement sur les grandes années : « C’est un champagne plein de sève et de tannins qu’il faut mettre en carafe pour développer ses parfums », nous conseille Benoît.
Non filtrés et très peu dosés, la plupart de leurs vins sont élevés dix mois dans des fûts de chêne de la forêt d’Argonne et de la montagne de Reims, fabriqués sur mesure pour eux par le dernier tonnelier du pays, Jérôme Viard. En les buvant à petites gorgées, on sent le vrai goût de la craie, avec son côté iodé et salin…
Domaine Alain Bernard, 116, rue Danielle Casanova, 51530 Dizy
Infos et boutique en ligne : www.champagne-alain-bernard.com