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La chaise éclectique


La chaise éclectique

C’est au Sud, évidemment. Le lecteur veut pouvoir lire dehors, sur une chaise longue, et regarder la mer. De quel Sud s’agit-il ? le lecteur n’a pas forcément envie de le dire. Le lecteur veut bien partager ses lectures avec les Causeurs, mais pour le reste, les voir débarquer comme ça, sans prévenir… Certains, il ne dit pas… Mais bon.

Disons que c’est un Sud où il y a l’euro et des claviers qwerty, mais que ce n’est pas une monarchie. Disons que c’est un Sud où le lecteur va depuis l’enfance, un Sud où l’on parle une langue d’oiseaux. Un Sud avec assez peu de touristes allemands, sauf sur une mince bande méridionale qu’ils occupent avec beaucoup moins de raffinement que ne l’ont fait les Arabes en leur temps. Les uns ont laissé des faïences, des bains, des amandiers ; les autres laissent surtout des papiers gras, des maladies vénériennes et des bagarres d’ivrognes. D’ailleurs, ils ne lisent pas.

C’est pour cela que le lecteur n’y va plus trop, dans la zone occupée, et pourtant, on peut y méditer sur un cap splendide où naguère un roi pensif allait seul regarder l’océan, rêver d’outre-mer et finit par envoyer ses bateaux partir bien loin conquérir un cinquième empire, sur la simple foi d’un bout de bois d’une essence inconnue que lui apportèrent les vagues, un matin.

C’est un Sud que beaucoup d’écrivains aimèrent avant le lecteur, finalement. Des écrivains connus pour leurs goûts des îles, du style, des voyages et des nations élégamment périphériques. C’est pour cela que le lecteur les prend toujours avec lui, en fond de bibliothèque, comme le cuisinier a besoin d’un fond de produits, toujours les mêmes, qui servent de base à ses plats favoris. C’est surtout de ceux-là qu’a envie de vous parler le lecteur. La rentrée littéraire va arriver bien assez tôt.

Ainsi, jamais il ne partirait sans Déon, Chardonne, Morand, Larbaud quand il se rend dans ce Sud-là. De Déon, cette année, il a pris Un déjeuner de soleil, son préféré, le récit de la vie d’un écrivain imaginaire. Nous sommes tous des écrivains imaginaires puisque nous sommes tous des lecteurs. Déon a très bien compris ça, entre autres. L’année prochaine, il faudra songer à changer le vieux Folio. Les livres fabriqués selon les procédés de l’industrie moderne s’usent, hélas, plus vite que le cœur d’un mortel.

De Chardonne, il est parti avec l’édition originale de Claire dans la mythique collection « Pour Mon Plaisir » de Bernard Grasset. Le papier alfa n’a pas bougé. Pas plus que le génie de Chardonne. Claire, le lecteur en connaît les premières phrases par cœur : « La beauté de Claire, c’est-elle même. Elle est toute entière inscrite dans la forme de ses bras. » Le lecteur pense que jamais la langue française ne fut portée à un tel de gré d’incandescence classique. Chardonne avait une pensée politique qui aurait été celle d’un genre de Villiers protestant européiste. Pas franchement la tasse du thé du lecteur, mais comme il n’y a pas de morale en littérature, on peut très bien écrire avec des idées franchement rances et écrire rance en étant un ami du peuple. C’est comme ça.

De Morand, le lecteur a avec lui un recueil de nouvelles dont il ne donnera pas le titre, sinon vous trouveriez tout de suite où il est et il préfère laisser un flou. Sachez simplement que cela renvoie à une des plus jolies villes du pays, dans une montagne verdoyante qui domine la capitale, au loin. De sa chaise longue, le lecteur en voit la silhouette perdue dans du bleu atlantique. On y trouve un château où Visconti aurait pu tourner des plans de son Louis II, un château-pâtisserie où le dernier roi du pays apprit d’ailleurs qu’il ferait mieux de partir, quelques années avant la guerre de 14. Il n’a pas fait d’histoires. Il a tout de suite embarqué pour une ancienne colonie.

Valery Larbaud, lui, vous explique très bien que les révolutions, dans ce pays, sont fréquentes mais qu’elles ne tuent pas. La dernière en date, où il fut beaucoup question de fleurs et de militaires de gauche qui ont vite rendu le pouvoir au peuple, comme si c’était une chose un peu répugnante pour des guerriers sincères, a aujourd’hui l’âge que beaucoup d’hommes trouvent idéal pour une femme. Le lecteur, là non plus, ne vous en dira pas plus.

De Valery Larbaud, le lecteur cette année n’a pas pris la Pléiade en un volume, celle où se trouve le plus joli roman jamais écrit sur les amours adolescentes, Fermina Marquez. Non, il a emporté l’extraordinaire édition complète du Journal, qui vient enfin de sortir chez Gallimard. Un seul volume de 1600 pages. Le genre de truc à vous ficher un excédent de bagages. En même temps, 1600 pages de Larbaud valent bien de prendre le risque.

Evidemment, le lecteur ne se déplace jamais non plus sans Rimbaud. Il a vu, de retour en France, que l’hebdomadaire Marianne avait eu l’idée moyenne de demander à un écrivain de descendre un autre écrivain dans ce qu’il est convenu d’appeler les séries d’été. En soi, l’exercice aurait pu peut-être avoir été drôle entre vivants et ce ne fut le cas que la première semaine où Philippe Besson exécuta Patrick Besson qui s’en remettra parce qu’il a la peau dure et qu’il sait se défendre. En revanche, voir Agnès Desarthe dire tout le mal qu’elle pense d’Alain-Fournier laisse rêveur. Et quand un troisième couteau flingue Rimbaud sans que l’on soit sûr qu’il s’agisse de second degré, on se dit que l’individu en question n’a pas été plus précis que Verlaine à Bruxelles quand il tira sur le sale gosse. Mais Verlaine le fit par amour alors que le troisième couteau, c’est pour se faire un nom. Ils feront quoi à Marianne l’année prochaine ? Madeleine Chapsal contre Homère et Marc Lévy contre Balzac ? La haine du sens, comme la raison, a parfois des ruses décidément déroutantes…

Dans Rimbaud, cette année, le lecteur a d’ailleurs surtout traîné du côté de la correspondance. Comme s’il allait trouver, par miracle, la raison du silence prématuré alors que tout le monde cherche ça de puis toujours et n’a toujours pas trouvé. Il a comme ça des questions qui le taraudent, le lecteur. Pourquoi Rimbaud est-il parti au Harar ? Pourquoi les jeunes filles, même dans ce pays délicat, se greffent des aillepaudes autistiques ? Pourquoi aucune expérience communiste n’a (encore) réussi ?

Pour essayer de répondre à la dernière question, le lecteur a aussi dans la pile près de sa chaise longue, L’Hypothèse communiste de Badiou dans laquelle il a lu des évidences réconfortantes à propos de la crise en cours : « On voit, ce qui s’appelle voir, des choses simples et connues de longue date : le capitalisme n’est qu’un banditisme irrationnel dans son essence et dévastateur dans son devenir. Il a toujours fait payer quelques courtes décennies de prospérité sauvagement inégalitaires par des crises où disparaissaient des quantités astronomiques de valeur, des expéditions punitives sanglantes dans toutes les zones jugées par lui stratégiques ou menaçantes, et des guerres mondiales où il se refaisait une santé. »

Il sent bien que ça va faire des histoires, cette citation, le lecteur, mais bon, même dans une chaise longue d’un pays bleu et ocre, avec à quelques dizaines de mètres, des rouleaux d’écume et des surfeuses rieuses, il a du mal à ne pas provoquer, le lecteur.

Il sait que la sagesse ne viendra jamais. Il ne sait pas s’il doit s’en plaindre. Pour l’instant, une surfeuse éblouie reprend pied et le lecteur pense à Rimbaud, encore une fois :

« Elle est retouvée !
Quoi ?
L’éternité : c’est la mer allée avec le soleil… »

Fermina Márquez

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