Séquence 1 : Deux parfaits hommes du monde, debout, en smoking, tiennent des coupes de champagne et une bouteille. Le premier porte élégamment la coupe à ses lèvres, puis lève le visage vers le ciel et crache une fontaine de champagne qui pleut sur son visage. Ils échangent un sourire de jubilation complice et, l’instant d’après, reprennent leur attitude distinguée et altière, tandis que le second homme se livre à son tour au même rituel, qui se répète à l’infini.
Séquence 2 : Une femme bande de ses mains les yeux d’un homme. L’homme se met à courir en cercle de manière effrénée, en tirant la femme derrière lui, comme un cheval aussi puissant qu’aveugle. Ce mouvement évoque une joie absolue et un désespoir absolu, absolument inséparables l’un de l’autre.
Séquence 3 : Une femme se coiffe avec de la laque, très longuement, avec délectation, donnant un immense volume à sa chevelure tout en regardant le public avec une fierté enivrée. Une autre femme arrive du fond de la scène, arborant une crinière prodigieuse, deux fois plus haute que celle de la première femme. Elle se promène d’un air indolent, détaché, tandis que sa rivale sombre dans le désespoir.
Séquence 4 : Un télévendeur postmoderne, affublé d’un casque et d’un micro, assis devant son écran, enregistre à l’infini des commandes de pizzas en répétant sans fin en américain les mêmes phrases toutes faites, avec un faux enjouement mécanique. Simultanément, l’autre partie de la scène est occupée par un tableau tragique. Une dizaine d’hommes et de femmes à quatre pattes, le visage tourné vers le sol, semblable à un troupeau épuisé et désespéré, pousse de la tête une très grande table qui glisse sur le sol sans que nul ne sache où il faut la conduire. Pourtant, leur destin ne dépend que de cette question.
Séquence 5 : Une charmante jeune femme en bikini est vêtue d’une robe de ballons rouges. Elle regarde avec coquetterie un groupe d’hommes torses nus en train de fumer. Les hommes s’approchent soudain avec une lenteur sadique et la dénudent en crevant les ballons un à un avec leurs cigarettes, tandis qu’elle pousse des cris suraigus à chaque explosion.
La femme qui nous a fait voir à travers la chair de ses danseuses et de ses danseurs ces cinq visions, et mille autres, la reine de l’imagination exacte, la chorégraphe et danseuse Pina Bausch est morte d’un cancer à l’âge de 68 ans.
Je me rappelle la première rencontre, il y a treize ans environ. Mon ami B., envers qui ma gratitude n’a pas cessé jusqu’à aujourd’hui, m’invita un soir au Théâtre de la Ville. Au commencement de la pièce, une femme s’avança du fond de la scène en traînant une jambe raide, le corps figé, boitant avec une extraordinaire bizarrerie. Une femme pâle, infiniment maigre, le corps sillonné par le temps, une femme d’une tristesse infinie. Une femme d’une beauté inconcevable : elle, Pina Bausch. Arrivant à hauteur du premier rang des spectateurs, elle a serré une première main, tendant le bras d’un geste roide et, d’une voix tout aussi figée, mécanique, mimant un enthousiasme extrême, elle a lancé, en anglais : « I love Paris ! I love Paris ! » Puis la scène s’est répétée avec une vingtaine de spectateurs, toujours à l’identique, l’immense danseuse allant de l’un à l’autre de la même démarche d’infirme, de crabe paralytique. Enfin, elle a gagné le fond de la scène en continuant toute seule, dans le vide, sa rengaine mécanique. La scène était parfaitement grotesque. Et d’une parfaite étrangeté. Mais elle était aussi incompréhensiblement bouleversante, soulevant le fond de l’âme, c’est-à-dire le fond du corps. Pendant une heure et demi, du commencement jusqu’à l’entracte, puis à nouveau une heure et demi, après l’entracte, il m’est arrivé une chose qui ne m’est jamais advenue une autre fois dans ma vie : toutes les larmes de mon corps, toutes les larmes de mon existence, se sont mises à couler sans discontinuer. Et, simultanément ou presque, pendant trois heures, j’ai ri, de tout mon corps, j’ai ri.
Je défie quiconque d’assister à une pièce de Pina Bausch sans sentir son corps tout entier devenir mémoire vive, chair de temps. Sans voir sous ses yeux défiler toute sa vie, tous ses amours, toute sa misère, tous les échecs de sa vie, toutes les joies pures.
Qui est cette boiteuse misérable ? J’ai pensé immédiatement à Joséphine la cantatrice ou Le peuple des souris, la nouvelle écrite par Kafka au sanatorium quelques mois avant sa mort. Pina Bausch, c’est Joséphine. Joséphine, la plus indigente des souris, incapable de chanter, comme elle est incapable de vivre. Plus que toute autre, elle est indigne et incapable de faire partie du peuple des souris. Parfois cependant son chant manqué, boiteux, la misère infinie de son chant au dessous de tout chant, deviennent soudain un sifflement, un sifflement curieux, irrésistible, envoûtant, qui transfigure le peuple tout entier. Qui fait renaître la communauté tout entière dans son impitoyable vérité musicale. Fellini savait lui aussi que Pina Bausch est notre cantatrice. C’est dans ce rôle qu’elle apparaît de manière éblouissante dans E la nave va : une cantatrice, une cantatrice aveugle, pour qui les sons sont devenus des couleurs intérieures.
Nous aurons besoin du chant de Pina Bausch jusqu’à notre mort, c’est prévisible. Notre dette envers son drôle de sifflement, son art, est infinie.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !