Tous les « fous de Dieu » ne sont pas des assassins. Car toutes les religions ne commandent pas de tuer les impies. À cette nuance, oubliée des Occidentaux, s’ajoute désormais le « trouble psychiatrique » associé aux terroristes islamistes. De quoi enterrer l’origine du problème.
Alors que d’autres attaques au couteau ont eu lieu depuis l’attentat terroriste du Pont-Bir-Hakeim, à Paris, on continue de parler, pour désigner ces meurtriers, de « fous de Dieu » – souffrant par ailleurs de troubles psychiques, c’est désormais un cas d’école. Si tout le monde s’accorde à penser qu’un traitement médical aurait évité le passage à l’acte au Pont-Bir-Hakeim – rien de tel qu’une camisole chimique pour museler les fanatiques ! –, la polémique s’emballe dès lors qu’un trouble psychique est instrumentalisé pour faire diversion et occulter la réalité : l’islamisme radical tue et ne demande qu’à continuer, comme l’ont rappelé les dirigeants du Hamas bien déterminés à recommencer, et même à améliorer leurs performances macabres.
À petites doses
L’extrémisme religieux serait-il en soi une maladie mentale, difficilement curable comme le prouve l’échec de la « déradicalisation » ? Une pathologie psychique en tout cas, échappant au radar intellectuel des Occidentaux qui, lorsqu’ils ne sont pas athées, se font de la religion une idée plus consensuelle en accord avec les valeurs humanistes et républicaines. Mais choisit-on de suivre inconditionnellement Allah, le Christ ou Bouddha comme on entre dans une organisation humanitaire ?
A lire aussi: Insécurité: en France, un désordre XXL
Pas d’engagement religieux sans une certaine dose de « folie », puisqu’en se détournant des biens de ce monde au profit de nourritures spirituelles, on inverse les rapports communément établis entre démence et sagesse, normalité et pathologie. C’est bien en ce sens la « folie de la Croix » que saint Paul fraîchement converti prêcha aux Corinthiens : « Car ce qui est folie de Dieu est plus sage que les hommes. » (1 Cor. 25). Que de comportements étranges, que d’extravagances les religions n’ont-elles pas provoqués, sinon toujours approuvés ! Étaient-ils vraiment « normaux », ces ermites revenus à l’état quasi sauvage qui peuplaient les déserts du Proche-Orient au début de l’ère chrétienne, ou ces « fol-en-Christ » arpentant la steppe russe tout en récitant continûment la prière du cœur ? Ne le sont pas davantage les yogis méditant des années durant dans des grottes obscures sur les hauts plateaux himalayens, ou les adeptes de la « folle sagesse » tantrique. Et que dire des mystiques extatiques, des moines errants (gyrovagues), des ascètes émaciés au regard brûlant ! Empédocle, Socrate, Diogène n’étaient-ils pas eux aussi des « fous » pour avoir écouté la voix qui les incitait à défier la normalité de leur temps ? Aucun d’entre eux n’aurait pourtant imaginé attenter à la vie d’autrui avec la cruauté barbare des islamistes radicaux.
Croire n’est pas être malade mental
Quelle certitude intérieure faut-il par ailleurs avoir acquise pour préférer le martyre au reniement de sa foi ? Les premiers chrétiens livrés aux lions tout comme les cathares montant au bûcher furent à cet égard des « résistants », aussi inébranlables que certains maquisards et méritant, comme eux, notre considération. Un martyr (du grec martus, témoin) est d’abord un croyant qui, tel Hallâj en terre d’islam[1] ou les trois Hébreux dans la fournaise (Livre de Daniel), témoigne de la gloire de Dieu au milieu des pires supplices, et non une brute sanguinaire maniant le couteau ou la kalachnikov tout en rêvant aux vierges qu’il déflorera une fois arrivé au paradis d’Allah. S’il est vrai qu’on ne peut pas grand-chose contre un individu prêt à perdre la vie pour une cause qu’il juge légitime, on peut au moins n’être pas dupe du coup de force perpétré par les islamistes défigurant par la terreur le sens spirituel du martyre. Que les Occidentaux se fassent aujourd’hui une tout autre idée de la pratique religieuse ne les rend que plus démunis face à cet extrémisme sanglant ; incapables qu’ils sont par ailleurs de valoriser ce qui, dans leur héritage spirituel, leur permettrait de sympathiser avec certains aspects de la « folie » religieuse, dès lors qu’elle est inoffensive, et témoigne d’une liberté d’esprit et d’un choix de vie que la « normalité » technocratique et consumériste tend à faire disparaître.
A lire aussi: Crocus City Hall: l’Etat islamique frappe en Russie
L’erreur serait donc de conclure, au vu des exactions islamistes, qu’il faut en finir avec toute pratique religieuse sous prétexte qu’elle s’apparenterait de près ou de loin à une maladie mentale et conduirait tôt ou tard à commettre des actes inhumains, comme on a cherché à le démontrer au xixe siècle au nom du rationalisme et du scientisme qui avaient alors le vent en poupe. Ce fut le temps des grandes critiques de la religion, et des diagnostics sans nuances sur la « mort de Dieu » (Nietzsche), « l’opium du peuple » (Marx) ou la névrose religieuse (Freud) que la psychanalyse permettrait de guérir. Mais on a déchanté depuis, et les exécutions de masse commises au nom de telle ou telle idéologie – Camus parle dans L’Homme révolté de « meurtre logique » – ont été, au xxe siècle, suffisamment nombreuses et monstrueuses pour n’être pas imputables à la religion, même si l’on peut parler en la circonstance d’une « religion » de la Raison, de la Science ou du Parti. Toutes les idéologies mortifères à cet égard se ressemblent et les crimes de Staline, d’Hitler ou de Pol Pot n’ont rien à envier aux massacres commis au nom de Dieu.
On sait en tout cas aujourd’hui qu’il est un usage fanatique de la rationalité qui ne nous sauvera pas de la religion lorsqu’elle est elle-même devenue folle, et déshonore ce qu’il peut aussi y avoir en elle de « folie » respectable. La clé du conflit avec l’islamisme n’est donc pas politique, mais culturelle et spirituelle ; les responsables politiques ne pouvant au mieux qu’accompagner et soutenir une décision collective d’insoumission radicale prise à la fois au nom de la liberté de conscience et de la confiance en une vie spirituelle qui ne tue pas, ne viole pas et s’enrichit des comportements divers et variés à travers lesquels chaque être humain est en droit de vivre sa relation personnelle à ce qui le dépasse.
[1] Louis Massignon, La Passion de Hallâj : martyr mystique de l’islam, Gallimard, 1990.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !