41% des Bulgares ont déclaré avoir eu recours à des pratiques corruptives pour accéder facilement aux services publics en 2019. Et, alors que le pays rentre (partiellement) ce mois-ci dans l’espace Schengen, les migrants qui transitent par ce pays y restent les otages de réseaux avec lesquels la justice est bien complaisante.
Les élections européennes sont propices à la formulation de nombreuses critiques sur le fonctionnement de l’Union européenne, souvent perçue comme technocratique et éloignée des réalités quotidiennes des citoyens. Ce procès est peut-être un peu hâtif lorsque l’on s’intéresse de plus près aux États qui la composent et qui l’ont librement rejointe, notamment lors des différents élargissements aux pays ex-communistes entre 2004 et 2007. S’il y avait un devoir presque historique d’accepter les « pays d’Europe centrale et orientale » dans la famille européenne, certains États éprouvaient des difficultés et peinent encore à se conformer aux normes politiques, juridiques, économiques et sociales en usage au sein de l’UE. La Bulgarie est l’un de ces pays.
La Bulgarie a officiellement rejoint l’UE le 1er janvier 2007 en vertu du Traité de Luxembourg, en même temps que la Roumanie. Ces deux pays étaient alors parmi les plus pauvres du continent, mais les institutions européennes et les Etats-membres ont considéré que les progrès réalisés depuis le début des négociations justifiaient l’adhésion. Toutefois, ni Bucarest, ni Sofia ne faisaient partie de l’espace Schengen. Les deux États font une entrée — partielle — dans cette espace en mars 2024, malgré la réticence de plusieurs capitales qui estiment qu’ils ne remplissent pas suffisamment les critères, et pointent notamment, dans le cas de la Bulgarie, la corruption généralisée, à tous les niveaux, qui sévit dans ce pays.
Alerte sur la corruption dans les flux migratoires
Il convient de rappeler que selon l’ONG Transparency International, la référence mondiale de mesure de la corruption, la Bulgarie est, avec la Hongrie, le pays le plus corrompu de l’Union européenne, occupant la 67e place sur 180 pays étudiés en 2023. En 2019, 41% des Bulgares ont déclaré avoir eu recours à des pratiques corruptives pour accéder facilement aux services publics… Parmi de nombreux secteurs où se pratique cette corruption, deux sont emblématiques : la politique migratoire et l’usage de la justice à des fins politiques.
Le cas de la gestion des migrants, provenant essentiellement du Moyen-Orient utilisant la route transitant par la Turquie, illustre ce niveau de corruption. Les migrants sont otages de réseaux mafieux qui agissent en quasi-impunité, tant la police et la justice sont clémentes à leur égard, voire complices. Ces réseaux, parfois liés à certains milieux politiques, sont coupables de trafic de migrants, depuis le passage des frontières jusqu’à l’installation des réfugiés ou encore des pots-de-vin versés à la police pour faciliter le transit vers l’Europe occidentale. Alors que l’UE traverse régulièrement des crises migratoires, les administrations bulgares impliquées bénéficient financièrement de la situation. Il n’est pas sûr que l’entrée partielle dans l’espace Schengen améliore cette situation.
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Autre fait grave au regard du respect de l’État de droit (et donc de l’adhésion aux valeurs et aux normes européennes), l’instrumentalisation de la justice par les élites au pouvoir pour gêner l’opposition politique qui dénonce la corruption de l’État. Cette pratique est digne des manies propres aux pays autoritaires où les dirigeants ne souhaitent en aucun cas quitter le pouvoir. Et tous les moyens sont bons. Ainsi, une fintech internationale implantée en Bulgarie, Nexo, a été victime d’un harcèlement judiciaire injustifié pour une raison officieuse peu avouable : les dirigeants de cette société auraient été proches de l’opposition au pouvoir. C’est suffisant pour que la justice bulgare, par le biais de l’ancien procureur général Ivan Geshev, perquisitionne en janvier 2023 les bureaux locaux de Nexo avec une accusation toute trouvée pour cibler un acteur du secteur des cryptomonnaies : le blanchiment d’argent. « Dans le modèle bulgare, hérité de celui soviétique, le procureur général est l’institution qui concentre le plus de pouvoirs. Il est au sommet d’une pyramide, intouchable, et ne rend de comptes à personne. Il décide qui doit être poursuivi et qui ne l’est pas. Et au lieu de protéger les gens des bandits, notre procureur général fait tout le contraire : il protège ses amis comme un parapluie et frappe ses ennemis comme une batte de base-ball », expliquait au Monde, en 2020, Lozan Panov, alors président de la Cour de cassation bulgare et ennemi juré de Ivan Geshev.
L’affaire, très médiatisée, a fait l’objet d’une bataille judiciaire qui s’est achevée par la clôture du dossier faute de preuve, et Nexo demande maintenant des dommages et intérêts conséquents à l’État bulgare (3 milliards de $) auprès d’une cour d’arbitrage internationale, leur réputation ternie ayant empêché une introduction en bourse. Il convient de préciser que M. Geshev était une personnalité extrêmement controversée, impliquée dans d’autres scandales judiciaires. Il a finalement été renvoyé, mais son successeur par intérim Borislav Sarafov, fait l’objet de critiques notables, ce qui illustre les difficultés de réformer la justice dans un tel contexte de corruption. Dans un contexte de marché unique européen et d’une inclusion de la Bulgarie à l’espace Schengen, cette corruption endémique peut constituer un risque réel pour les citoyens européens.
Des répercussions notables sur les populations européennes
Il ne faut en effet pas croire que les citoyens européens ne sont pas concernés. Outre les effets que le trafic de migrants peut avoir sur les sociétés européennes, il en va aussi de la cohérence du projet européen : laissons-nous agir sans réel contrôle les institutions d’un pays qui ne respecte pas les règles que d’autres s’imposent — à raison ? De même, est-il normal que des fonds de l’UE (financés par les citoyens européens) aient été détournés par une partie de l’administration et de la classe politique bulgare, au détriment de la population ?
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Certes, la Bulgarie est une démocratie encore jeune, où le passé communiste a laissé des pesanteurs dans le fonctionnement de l’État. Mais c’est le cas d’autres pays à l’Histoire similaire. Il est malheureusement très complexe de lutter efficacement contre l’enracinement profond de ces pratiques condamnables, et même criminelles, au sein d’une oligarchie politique, administrative et judiciaire qui tient à conserver ses privilèges.
Toutefois, l’espoir est permis. Le Premier ministre Nikolaï Denkov, entré en fonction en juin 2023, s’est fait élire sur un programme pro-européen, pro-OTAN et surtout insistant sur la lutte contre le fléau de la corruption. Le départ du procureur général Geshev n’a pas tardé. Il existe une vraie attente de la société bulgare pour le changement, tant elle est lasse des pratiques qu’elle subit sans avoir de réels recours. Il est du devoir des institutions européennes, mais aussi des autres États, de soutenir M. Denkov pour enfin débarrasser la Bulgarie des pratiques qui n’ont rien à faire dans l’Europe du XXIe siècle. L’avenir dira s’il arrive à aligner le pays sur les standards européens.
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