Rien de ce qui est pervers n’est étranger à notre chroniqueur… Du moins, c’est ce qu’il croyait, jusqu’à ce qu’il lise ce petit chef-d’œuvre de la littérature lituanienne qu’est La Bibliothèque du beau et du mal : et depuis, il s’est pris manifestement à rêver…
« – Regarde, Axel, cet ouvrage est recouvert de peau humaine.
– Une peau d’homme ? demanda le petit garçon.
– De femme, probablement. Expliqua Walter.
Axel avança un doigt pour toucher le livre et le retira aussitôt.
– N’aie pas peur. Regarde, c’est un téton. Les humains ont ça sur leur poitrine. Toi aussi tu en as deux.
– Non, maugréa Axel, je n’en ai pas.
– Bien sûr sur si, mais les tiens sont plus petits.
– Arrête d’effrayer mon fils ! S’écria Lotta.
– C’est la toute première édition du marquis de Sade, s’émerveilla Walter. Cet exemplaire est couvert de la peau d’une aristocrate guillotinée. »
C’est au tout début de ce roman si particulier, qui mêle en une chaîne bien tressée les événements qui secouèrent l’Allemagne entre 1924 et 1973, et la quête du personnage principal, Walter, qui a hérité d’une bibliothèque bien particulière où certains ouvrages sont reliés en peau humaine — collection qu’il mettra toute son âme et sa fortune à développer au fil des ans, cherchant pour Les Fleurs du mal ou Crime et châtiment des peaux humaines adéquates. Car très vite l’épiderme seul ne lui suffit plus, il veut en surimpression des tatouages originaux correspondant au contenu des livres.
On appelle cela la bibliopégie anthropodermique. Si vous doutez de ce que raconte la narratrice (oui, c’est une femme qui écrit ces délicatesses), l’ouvrage de Sade en question, relié avec une peau humaine authentifiée par le procédé PMF (Peptide Mass Fingerprinting), a été vendu chez Drouot en 2020 pour 45 000 €.
Il y en a d’autres, mais l’interdiction de faire commerce de débris humains gêne considérablement les échanges. Par ailleurs, les peaux humaines en question sont souvent de la basane, une peau de mouton traitée, d’une qualité bien inférieure au maroquin (issu de la chèvre) ou au chagrin (qui vient originellement de l’hémione, âne sauvage d’Asie, mais plus ordinairement de la chèvre).
Et voici que je me prends à rêver d’une peau humaine qui elle aussi viendrait d’un chagrin…
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Walter cherche l’adéquation entre l’histoire, le style, et le type de peau pour relier l’ouvrage. « Si un jour il pouvait se procurer la peau d’une baleine blanche, il en couvrirait Moby Dick ! » Pour lui, c’est cela, le Beau : le rapport contigu entre le style et le contenu. On dit en grec καλὸς κἀγαθός, souvent écrit en un seul mot agglutiné, le Beau et le Bon, pour signifier que ce qui est Beau ne saurait être mal. Oui, mais comme dit Baudelaire, justement, Satan est « le plus beau des anges ». La quête du Beau dispense-t-elle de toute morale ?
Problème vertigineux, aujourd’hui tranché par les féministes intersectionnelles et autres starlettes dépitées : ce qui est mal ne peut être beau, et en aucun cas la Beauté n’excuse le Mal.
Ouais…
N’empêche que je rêve de voler un jour à la Bibliothèque nationale l’exemplaire des Liaisons dangereuses, relié en veau blanc, qui appartenait à Marie-Antoinette. Le volume, que j’ai vu lors d’une exposition des livres rares de la Bibliothèque, rue de Richelieu, n’a ni titre ni nom d’auteur, de façon à ce que personne ne sût que la reine lisait de pareilles inconvenances libertines.
Sans être fétichiste, pensez qu’il y a peut-être sur ce livre un reste de l’ADN de la souveraine, qui devait humecter son doigt sur ses lèvres pour tourner les pages…
Le fait que l’histoire de La Bibliothèque du beau et du mal se déroule pendant la République de Weimar — insolvable et en faillite après le traité de Versailles, nous sommes dans le Berlin décadent de Cabaret — et la montée du nazisme n’est pas tout à fait un hasard. Walter traque les épidermes joliment décorés de tatouages afin d’amener leurs légitimes possesseurs à lui faire don, à leur mort, de ce cuir humain pré-décoré. Et peut-être anticipe-t-il la Camarde, après tout, « derrière chaque collection de grande valeur se cache au moins un crime », expliquera-t-il plus tard à Günter Grass. Un individu entièrement couvert de tubéreuses monstrueuses lui semble ainsi tout à fait adéquat pour Baudelaire, tel autre, issu de la mafia russe, sera fort convenable pour Dostoïevski.
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L’Histoire n’apparaît qu’en contrepoints discrets. Ainsi Lotta, la sœur de Walter, voudrait que « ceux qui se comportent mal soient punis. Le mieux, ce serait de les enfermer quelque part. Dans une réserve. Pour que les principes de notre culture et de notre morale soient définis explicitement et avec autorité. Et que tous obéissent à ces principes. » On se doute qu’elle applaudira des deux mains l’arrivée au pouvoir du petit moustachu autrichien.
Walter pendant ces péripéties s’obstine à chercher les peaux idéales. La jeune Inguès serait la candidate idéale pour les poèmes de Rilke — mais voilà, elle n’aime que le Führer, et finalement, il constate, amer, que « sa peau aurait mieux convenue pour couvrir Mein Kampf. » Comment dit-on « humour noir » en lithuanien ?
C’est un roman fort étrange, écrit par une romancière qui a reçu en 2015 le Prix européen de littérature, dont les récipiendaires sont souvent l’espoir littéraire du Vieux Continent. Et l’occasion, puisque du coup ils sont traduits, de découvrir d’autres horizons que le nôtre, bouché par ces poubelles hexagonales que sont Virginie Despentes, Annie Ernaux, Eric Reinhardt ou Edouard Louis.
PS. Vient de paraître, après Barbara furtuna puis Hosanna in excelsis, le troisième et dernier tome des Terres promises, la saga corse de Gabriel-Xavier Culioli et Jean-Marc Michelangeli. De la destruction du Vieux-Port par les nazis à l’espoir d’une terre promise en Israël, les personnages campés dans les précédents volumes vont au bout de leur destin de sang, de larmes et d’espérances.
Undinė Radzevičiūtė, La Bibliothèque du beau et du mal, Editions Viviane Hamy, mai 2024, 352 p.
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