La bête immonde, on like pas!


fn bobo paris

Située à 130,54 m au-dessus du niveau de la mer, la butte Montmartre est le point culminant de la capitale. À ces altitudes, l’oxygène se raréfie et la pensée politique des habitants vire à la douce euphorie. Notre envoyé spécial permanent Louis Lanher vous convie régulièrement à prendre de la hauteur dans cet environnement stratosphérique où le prix du mètre carré est indexé à la hausse sur celui des œufs Bénédicte en terrasse. Bienvenue à Boboland, où l’on observe le commun des Français à la longue-vue.

 26 mai 2014. Le FN premier parti de France : la démocratie en copeaux de parmesan.

Il y eut l’Appel du 18 juin à Londres, il y aura le « Sursaut du 26 mai » au restaurant Chez Marcel, 1 Villa Léandre, Paris 18e. 25% des suffrages pour le Front national aux élections européennes, c’est plus encore que la TVA sociale sur l’escalope milanaise paillarde de veau panée. La digestion de mon ami Romain, réalisateur pour une agence de presse, s’annonce particulièrement pénible. Et cela n’a rien à voir avec l’acidité du Moët Imperial demi-sec qu’il s’est enfilé tout le week-end à Deauville.

–  « Ça se boit comme du petit-lait, avec des glaçons en piscine, mais là j’ai vraiment plus soif… » 

Romain a dessaoulé d’un coup en allumant BFM TV hier soir. Il était 21h 24, et c’était bien lui, l’abstentionniste républicain parti en week-end, qui était montré du doigt sur tous les plateaux télé. Mon ami se cherche des excuses.

–   « Mais c’était déjà l’été là-bas, je ne pouvais pas faire autrement que de demander un late checkout au Royal !

–   Pourquoi t’as pas fait une procuration ?

–    À qui ? On était tous en Normandie ! »

Romain en est convaincu : si le vote par Internet était possible en 4G depuis les mini-roadsters décapotées, le Bleu Marine se serait pris une sacrée claque au péage de Fontainebleau. Les soirs d’élection, la maréchaussée serait bien inspirée d’ouvrir une file prioritaire pour les conducteurs europhiles et leurs véhicules de plus de 150 chevaux. Mais la maréchaussée vote déjà Front national, et le contrôle d’alcoolémie près de la centrale de Porcheville en est la preuve éclatante.

–   « On a perdu plus de vingt minutes, le temps que Chloé souffle dans le ballon. Impossible d’arriver à temps pour voter. Comme par hasard !

–   Elle avait bu ?

–   Du thé. Heureusement qu’elle est enceinte ! » 

Romain a très mal dormi cette nuit et sa crème de jour effet booster lendemain de fête est sans effet sur sa mine dévastée. Par sa faute, un bon quart de la France est à l’ennemi. Bien sûr, le sursaut républicain commence déjà à s’organiser. Benjamin Biolay a pris le maquis près du Bon Marché. Romain, lui, veut organiser un foyer de résistance du côté de Montmartre. Il faut frapper vite et fort. Grâce à l’arme fatale : son statut Facebook.[access capability= »lire_inedits »]

–  « On partage des waffles sirop d’érable, fraise et chantilly maison ?

–  Pas le temps, Louis. De toute façon, j’ai la nausée aujourd’hui. Ça capte ici ? »

Romain dégaine son smartphone pour rédiger son dégoût à la face du monde. Enfin, à la face de ses 757 amis Facebook. C’est déjà ça.

En découvrant son fil d’actualité, Romain doit bien reconnaître qu’il n’est pas le seul à avoir relu son Que sais-je ? Jean Moulin ce matin-là. Et les meilleures indignations semblent déjà trustées. Comme dans un buffet à volonté du Club Med, prime aux premiers arrivants :

« Il faut se battre, éduquer, instruire, voter » ( Léa, casteuse télé).

« Jean Ferrat : Ma France. On écoute et on médite. Avons-nous perdu la mémoire ? » (Hervé, régisseur cinéma).

« Les 7 étapes du deuil : choc, culpabilité, colère, méditation, dépression, reconstruction, acceptation » (Laetitia, comédienne).

« Ça fait combien de temps que j’avais pas chialé à une élection ? Douze ans, tiens »       (Félix, journaliste, qui avoue enfin avoir voté pour Christiane Taubira en 2002).

« L’abstention me fait vomir » (Marie, productrice télé).

–   « Heu… Tu lui diras pas, à Marie, que je me suis abstenu, hein…

–    T’inquiète Romain, j’ai aucune raison de te foutre au chômage.

–    Merci, Louis. »

Romain like tous ces statuts, avant de jaillir à son tour dans l’arène du Bien. Tout semble déjà avoir été écrit sur Facebook et, pourtant, mon ami va s’apercevoir d’un manque : aucun parallèle n’a encore été établi entre Mussolini et Marine le Pen. Romain a les épaules suffisamment solides pour assumer l’audace de cette comparaison :

« Pour la première fois en France, le sale parti fasciste est en tête, avec un écart assez prononcé. À l’aide ! Nous sommes désespérés » (Romain, réalisateur).

Je like à mon tour son statut. Même si j’estime que le post de Romain aurait mérité d’être un peu moins tiède :

–   « Pourquoi tu ne parles pas aussi des camps de concentration ?

–   Ce serait obscène, non ?

–   Ce qui est obscène, c’est le FN à 25% !

Va donc pour les camps de concentration. C’est moi qui m’en charge aussitôt, et je suis très largement liké. Comme ma photo de waffles sirop d’érable, fraise et chantilly maison, que j’ai pris soin de ne pas poster en même temps. J’ai du goût.

6 juin 2014.  La « fournée » de Jean-Marie Le Pen : tous derrière sa fille !

Enfin une bonne nouvelle : Jean-Marie Le Pen a dérapé ! Romain en oublierait presque notre solitude lors de la manif anti-FN post-élections européennes. Bien sûr, nous n’avons plus l’âge de manifester, mais avec Romain, nous attachons beaucoup d’importance aux réunions de lycéennes. C’est notre façon à nous de parier sur l’avenir. Et puis c’est agréable de se sentir désiré ailleurs que dans les yeux d’une masseuse naturiste à 120 euros de l’heure chez Essence des sens. En ce lundi de l’Ascension, particulièrement ensoleillé, les robes à fleurs étaient de sortie dans le défilé. Le langage jeune des banderoles (« Non au F’Haine », « What the fuck », « Tu nous casses les urnes ») nous attirait comme deux aimants vers ces êtres aimants, bons et généreux. Malheureusement, depuis, le front républicain contre le quart fasciste de France s’est essoufflé. C’est qu’il s’agit de passer son bac.

Alors que l’espoir d’une résistance organisée s’amenuisait, à peine huit jours plus tard : la bouffée d’oxygène, le coup de bol, la divine surprise ! La « fournée » de Jean-Marie Le Pen ! De quoi lever une armée contre la « bête immonde ». Nous sommes le 6 juin, c’est ça, le jour du débarquement en Normandie. Il y a des signes qui ne trompent pas : à nous, Omaha Beach !

Les rêves les plus fous sont à nouveau permis : et si Marine Le Pen appelait, elle aussi, à « enfourner » Yannick Noah et Patrick Bruel, mais surtout Patrick Bruel ? Et si on annulait le baccalauréat pour organiser des grandes manifs avec ce que le pays compte de jeunes militantes court vêtues ?

Au café Francoeur, 129 rue Caulaincourt, Paris 18e, des régiments entiers se mettent déjà en ordre de bataille derrière des rangées de mojitos. Normal, nous sommes à moins de 10 mètres de la Femis, l’École supérieure des métiers de l’image et du son. Un vivier d’enfants CSP+ qui ont grave le temps de manifester pendant que le commun des étudiants est trop occupé à décrocher un job d’été pour essayer de remplir son frigo.

En terrasse, Romain récupère quelques 06 pour organiser le cortège républicain qui, tel la lave d’un volcan, descendra depuis les remparts du Sacré-Cœur pour inonder le pays. Zoé, Juliette, Clarisse et Joséphine sont même parfaitement disposées à venir confectionner les banderoles dans son salon.

« J’ai des feutres et des ciseaux chez moi ! », précisera Romain, impatient de créer un lien de confiance avec ses jeunes recrues pourtant déjà conquises. C’est vrai qu’il est séduisant, déguisé en jeune avec son après-shampoing effet saut du lit et ses Converse roses.

Pendant quarante-huit heures, Romain déclinera « No pasarán » dans toutes les langues au Stabilo Boss. Pendant quarante-huit heures, il sera le général Patton du 3e bataillon de Montmartre, en érection comme un char Leclerc jaillissant des tranchées.  Avec Zoé, Juliette, Clarisse et Joséphine, ce sera à vie à la mort jusqu’à la place de la Bastille.

Pendant quarante-huit heures seulement. Parce que dès le 8 juin, la cabane tombe sur le chien. L’insupportable se produit : sourde à l’épanouissement sexuel de mon ami, Marine Le Pen vient de condamner les propos de son père. Pire, elle le met tricard sur le site du Front national et parle d’une « faute politique ». Un peu plus, et elle apportait le dernier coup de feutre aux banderoles de Romain. Impensable, inacceptable : l’axe du Mal s’est effrité ! Aussi effroyable que cela puisse paraître, le fascisme est nuancé. Romain est orphelin de ses combats gagnés d’avance. Et sa prochaine banderole est toute trouvée : « Rendez-nous Le Pen ! »[/access]

Eté 2014 #15

Article extrait du Magazine Causeur



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Avocat de formation, Louis Lanher a abandonné sa carrière au barreau pour se consacrer à l'écriture.

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