Dans le courant du mois de juillet, quelques personnes réputées bien connaître la politique belge ont tenu une réunion discrète, sinon secrète, dans le bureau de Pierre Lellouche, secrétaire d’Etat aux affaires européennes. Des diplomates en retraite et en activité et des journalistes de renom étaient invités à formuler leurs analyses sur l’avenir du royaume à la suite des élections législatives de juin au pays du Manneken Piss qui ont abouti à la victoire écrasante des séparatistes flamands du NVA en Flandre, et celle du Parti socialiste dans la partie francophone du pays, en Wallonie et à Bruxelles.
L’indifférence affichée par les autorités françaises à ce qui se passe en Belgique n’est que de façade. On se prépare en coulisses à l’éclatement du pays, et l’on passe en revue les divers scénarios qui vont du maintien vaille que vaille d’une confédération entre les deux parties du pays à la montée en puissance, en Wallonie au moins d’un courant « rattachiste », ne voyant d’autre solution pour l’avenir de la province qu’une intégration à la République Française. Les « experts » réunis par Lellouche divergeaient sur le tempo, mais s’accordaient à penser que l’accession de la Flandre à l’indépendance était inéluctable. Les Francophones, dont tous les grands partis politiques se déclarent partisans du maintien d’une Belgique fédérale, allaient se trouver confrontés à une séparation dont ils n’étaient, jusque là, pas demandeurs.
Oublier Bruxelles ?
Deux hommes forts sont ressortis de ce scrutin. D’un côté, Bart de Wever, tribun populiste et chantre de « l’évaporation de la Belgique » qui ferait de l’Etat fédéral une coquille vide avant que la Flandre n’accède à l’indépendance. De l’autre, Elio Di Rupo, président du PS francophone, lequel, malgré de multiples affaires de corruption, conserve la confiance une majorité d’électeurs francophones. Parti hautement clientéliste – on ne peut obtenir un emploi public en Wallonie si l’on n’est pas pistonné par le PS -, il apparaît comme un bouclier social contre les dégâts provoqués par la crise économique et la désindustrialisation.
En bonne logique, c’est Bart de Wever, chef du premier parti de la communauté démographiquement majoritaire (6 millions de Flamands et 4,5 millions de Francophones) qui aurait du être chargé par le roi Albert II de la mission de formateur du nouveau gouvernement. Mais ce tacticien roué avait par avance décliné cette offre au cours de la campagne électorale, ne laissant au souverain d’autre choix que de faire appel à l’autre vainqueur du scrutin, Elio Di Rupo. Pendant plus de six semaines, Bart de Wever a laissé ce dernier s’efforcer de mettre sur pied un accord de gouvernement qui prenne en compte les exigences des partis flamands d’une réforme radicale de l’Etat belge, qui verrait le transfert vers les régions et communautés de compétences jusque-là exercées par l’Etat fédéral. Elio Di Rupo a accepté, au cours de ces tractations une bonne partie des exigences flamandes, ce qui lui a valu des accusations de « trahison » d’Olivier Maingain, chef du Front démocratique des Francophones, très implanté dans la périphérie bruxelloise. Mais cela n’a pas suffi. Il a été contraint de jeter l’éponge, Bart de Wever et ses alliés se montrant intraitables sur la scission de l’arrondissement électoral bilingue Bruxelles-Hal-Vilvorde[1. L’arrondissement électoral Bruxelles-Halle-Vilvorde (BHV) est le seul en Belgique ou l’on peut voter indifféremment pour des partis flamands ou francophones, en raison d’une importante population francophone dans les communes flamandes de la périphérie de Bruxelles] et le refinancement de Bruxelles, capitale de la Belgique et de l’Europe, qui n’est pas en mesure de faire face à ses obligations urbanistiques et sociales.
Le plan B : le divorce
Pour la première fois dans l’histoire de la Belgique, des personnalités politiques francophones de premier plan, comme Laurette Onkelinx, ministre fédérale des Affaires sociales, ou Rudy Demotte, ministre-président de la région wallonne ont évoqué ouvertement le « plan B ».
Celui-ci consiste à prendre acte de l’impasse des négociations institutionnelles et à discuter d’une séparation entre la Flandre d’un côté, la Wallonie et Bruxelles de l’autre. Bien entendu, ces déclarations ont un air de « retenez-moi ou je fais un malheur » destiné à peser, sinon sur l’intraitable de Wever, du moins sur d’autres partis flamands moins radicaux que lui dans la fuite en avant séparatiste.
Seulement, de tels discours échappant à ceux qui les tiennent, accréditent, dans la population, l’idée que les carottes sont cuites et que la Belgique entre vraiment en agonie. Un changement de paradigme s’instaure alors, comme lorsque les manifestants de Leipzig contre le régime communiste de RDA, en novembre 1989, transformèrent leur slogan « Wir sind das Volk ! » (Nous sommes le peuple) en « Wir sind ein Volk ! »(Nous sommes un peuple). Rien ne pouvait plus alors faire obstacle au désir puissant du peuple allemand de se réunifier. Parler de la possibilité d’une scission de la Belgique en ces termes, c’est l’accélérer, même si ce n’est pas le but recherché.
L’un des principaux obstacles à cette scission, le destin de Bruxelles, dont les Flamands refusaient jusque-là qu’elle puisse être séparée de la Flandre est en train de perdre de sa pertinence. Bart de Wever, contrairement aux politiciens flamands ancienne manière a intégré que la reflamandisation de Bruxelles est un échec total : les néerlandophones viennent y travailler, mais rentrent chaque soir dans leur ville ou village de Flandres. Par ailleurs, cette ville est en train de prendre le chemin de Washington, partagée entre des ghettos d’hyper-riches (fonctionnaires européens, cadres des nombreuses entreprises de services basées à Bruxelles, « réfugiés fiscaux » français) et des ghettos d’immigrés où sévissent le chômage et l’insécurité. Pour Bart de Wever, l’indépendance de la Flandre sans Bruxelles vaut mieux que pas d’indépendance du tout. L’aspiration populaire va dans le même sens : le ras-le-bol des nouveaux riches du nord, excédés de financer les « chômeurs et gréviculteurs » du sud, emporte dans un tourbillon nationaliste les derniers Flamands « belgicains » qui sont réfugiés dans les institutions culturelles.
Petite Belgique ou grande France ?
Pour les sommités réunies par Pierre Lellouche, l’hypothèse d’une « petite Belgique » maintenue après le départ de la Flandre devrait alors s’imposer. C’est en tout cas la vision développée dans la classe politique francophone et dans les élites universitaires et médiatiques. Cette entité serait, paraît-il économiquement et politiquement viable. Voire… Car qui prendrait alors le relais des transferts d’argent de la Flandre vers la Wallonie au nom de la « solidarité interpersonnelle » entre tous les Belges ?
Le moment n’est pas encore venu où les Wallons sûrement et les Bruxellois peut-être se diront que la meilleure solution, au bout du compte, serait de compléter l’union culturelle et économique franco-belge[2. L’unité culturelle n’est plus a démontrer : les écrivains belges sont tellement des écrivains français qu’on en oublie qu’ils sont belges. Dans le domaine économique, le « grand patron » de l’économie wallonne et bruxelloise s’appelle aujourd’hui Gérard Mestrallet (Suez-GDF) et c’est la BNP qui a sauvé Fortis ( ex Banque Bruxelles Lambert) de la faillite en 2007…] par son volet politique. Mais il approche. Quand elle a démarré, l’Histoire a tendance à s’accélérer, et c’est dans ces circonstances que se révèlent les grands hommes d’Etat.
En 1988, Helmut Kohl était au fond du trou. On complotait dur au sein de son parti, la CDU, pour le déboulonner de la chancellerie afin d’éviter une défaite électorale annoncée. Puis survint la chute du Mur de Berlin. On connaît la suite. Certains, au sommet de notre République, seraient bien inspirés de se souvenir de cet épisode, qui n’est pas sans évoquer une situation plus proche de nous et, pourquoi pas, de s’en inspirer.
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