Si la beauté revêt pour chacun de nous une part de subjectivité, elle repose aussi – surtout – sur des critères qui nous ont été transmis depuis l’enfance, sur une culture et des traditions. Loin d’amoindrir notre sensibilité, ce jugement arbitraire aiguise notre regard.
Cela pourrait ressembler à ces déjeuners dominicaux où on passe des heures à parler de la beauté des actrices, celles qu’on aime et toutes les autres. Et les échanges sont interminables, qui reposent sur la subjectivité de chacun et le plaisir de n’avoir rien à démontrer de plus que l’affirmation de ses propres goûts.
Il y a une volupté dans cet impérialisme de soi qui, sur la beauté, la laideur, la nature, la diversité des êtres et des choses, se contente de poser dans la vie ses évidences, persuadé qu’il est admis que ces matières infiniment sensibles relèvent au fond de l’indicible et qu’exiger de lui la preuve, par exemple, de la validité de ses choix esthétiques serait trop demander.
« Il faut aller au cœur de l’inconnu qui vous émeut pour tenter de le déchiffrer »
Pourtant il m’a toujours semblé, quand je contemplais, admirais ou me détournais, que dans mon appréciation il entrait une part qui ne dépendait que de moi, de mes critères, de mes humeurs, d’appétences si profondes qu’elles émanaient de l’enfance, mais aussi une autre plus objective que je pourrais tenter de définir à partir d’un certain nombre de paramètres susceptibles d’expliquer pourquoi celle-ci est belle et séduisante, et pas celle-là. Un mélange troublant et délicieux d’arbitraire et de rigueur. Contrairement à ce qu’on croit souvent, s’efforcer d’expliquer le mystère de la grâce, le surgissement d’une apparence parfaite, ne détruit pas la poésie des corps et des visages, mais y ajoute une élucidation qui fait beaucoup de bien. Il faut aller au cœur de l’inconnu qui vous émeut pour tenter de le déchiffrer. Comme pour justifier ses propres inclinations auxquelles il manquerait quelque chose si elles étaient laissées à elles-mêmes.
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Pour la beauté des paysages, des montagnes, de la campagne, de cette configuration infiniment diverse et contrastée qui fait de notre pays une carte du tendre, du ravissement, de la majesté ou de la joliesse en nous offrant, avec générosité, de quoi satisfaire notre sentiment d’évidence – comme c’est beau ! –, on pourrait considérer que la nudité splendide de ce qui se soumet à notre regard est la cause de notre émerveillement. On ne peut que rejoindre Alain Finkielkraut qui par exemple dénonce la prolifération des parcs éoliens « parce qu’ils transforment les campagnes en paysages industriels ».
Il y a, dans le consensus qui existe sur ce qui nous est donné par la nature, les arbres, les forêts, les rivières, la splendide et tranquille disposition de lieux nous touchant précisément parce qu’ils se livrent tels quels à nous, une sorte d’accord rassurant : est beau ce qui n’a pas été dégradé par le génie de l’homme ou la rentabilité du siècle, ce qui reste dans la pureté des origines et d’un développement dans lequel on s’est contenté d’accompagner, sans la dénaturer ni l’enlaidir, une esthétique que nous n’aurions pas su inventer avec une telle perfection. La beauté est ce qui demeure préservé. On pourrait aller jusqu’à soutenir, dans ce domaine, qu’elle s’impose comme la laideur se voit.
La Beauté avec un grand B
Pour l’appréciation de la beauté des êtres, on peut s’attacher à une conception classique qui, au regard d’éléments précis, constitue l’esthétique telle une science qui se voudrait exacte. La configuration du visage, les proportions du corps, la taille et la minceur, l’allure générale d’un ensemble offrant au regard la certitude d’une parfaite harmonie représentent des critères qui immédiatement au moins répondent au souci d’une définition objective de la beauté.
Mais cette approche est-elle la bonne ou la seule ? Je ne le crois pas. Il me semble – j’ai pu vérifier que ce sentiment ne m’était pas personnel – que l’esthétique ne consiste pas seulement à prendre acte d’une apparence et à la juger réussie ou non, mais qu’elle est aussi, peut-être surtout, indissociable d’une forme de désir virtuel.
La beauté que j’ai décrite plus haut, correspondant aux canons de la tradition, ne suffit pas pour que celui qui la regarde soit forcément dans le ravissement. Il y a des beautés qui offrent la froideur des statues, une absence d’animation du visage, une grâce tellement éloignée du commun qu’elle paraît condescendante, « d’ailleurs » comme l’a chanté Pierre Bachelet.
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Cette perception aboutit paradoxalement au constat que la perfection (à la supposer incarnée, par exemple celle d’une Grace Kelly ou d’une Gene Tierney) est lacunaire, précisément parce qu’elle manque des failles de l’humanité, des défauts qui nous la rendraient plus familière et des singularités, aussi contraires qu’elles soient par rapport aux règles, qui renvoient profondément à ce que nous, nous désirons, à ce que nous, nous avons besoin de faire nôtre. Les corps parfaits ne sont pas ceux qu’on croit, les visages superbes non plus : les uns et les autres doivent nous devenir accessibles parce que notre sensibilité les a choisis. Ce qui nous émeut est la conjonction troublante d’une apparence avec nos tréfonds. Il y a des ruptures par rapport à la beauté établie qui pour nous sont des grâces. Une Monica Vitti nous touche par ce qui la distingue et l’entraîne vers nous par une séduction singulière. L’esthétique aussi a ses dissidences.
Il arrive d’ailleurs que certaines actrices mythiques aient eu conscience de cet écart entre ce qu’elles sont et leur aura indépassable. Marilyn Monroe, par exemple, parlant à Simone Signoret, lui déclare : « Regarde, ils croient tous que j’ai de belles jambes longues, j’ai des genoux cagneux et je suis courte sur pattes. » Et de fait elle l’est, mais peu importe puisque l’univers a décidé le contraire, l’a regardée autrement.
Cette analyse permet aussi de relativiser la notion de laideur. Absurdement, on s’étonne parfois d’un couple où une beauté indiscutable côtoie une apparence sans éclat, alors que celle-ci a pu être perçue sur un mode qui a conduit celle-là à dépasser sa superficialité au bénéfice de pépites invisibles, connues d’elle seule.
Cependant, une fois qu’on a tenté d’approfondir les mille variations de la beauté magnifique des paysages ou de la fulgurance esthétique et troublante de certains visages, sans flagornerie pour Causeur, je considère qu’il convient de féliciter l’équipe de cette publication infiniment libre et décapante pour le choix courageux de ce thème, dans le climat que nous subissons au quotidien. Comment ne pas rejoindre la conviction de cet architecte atypique qu’est Rudy Ricciotti quand il affirme qu’« aujourd’hui la beauté est considérée comme suspecte », ou encore que la laideur politiquement correcte est la conséquence du « laxisme, de la lâcheté et du déficit d’exigence. On imagine que c’est une manière d’être populaire, proche du quotidien, ce qui est lâche, déshonorant et stupide. »
Tout est dit.
Sauvons le droit d’honorer la beauté et d’écrire sur elle.