La guerre en Ukraine aurait pu demeurer un conflit entre deux voisins et s’éterniser sans dégénérer. Elle est devenue une guerre de blocs qui rappelle de mauvais souvenirs aux pays asiatiques. Ils s’efforcent d’en rester éloignés et, pour le moment, ça leur réussit.
Vu d’Asie, le conflit prend pourtant un autre visage. Les pays asiatiques n’aiment pas les blocs. Ils ne cherchent pas à en constituer eux-mêmes. Ils n’ont pas oublié qu’au xxe siècle, le soutien militaire de chaque camp avait aggravé des conflits de décolonisation ou régionaux sans lien initial avec la problématique Est-Ouest. De Pékin à New Delhi, de Hanoï à Bangkok, on souhaiterait que ce conflit demeure un problème entre deux voisins et ne prenne pas une dimension internationale trop grande. Vœu pieux.
Les blocs : c’est non
Cette réticence asiatique à analyser le conflit comme une confrontation entre Occident libéral et Russie impériale a deux raisons principales.
En premier lieu, le refus de se retrouver enrôlés dans un conflit qui n’est pas le leur. Durant la guerre froide, les Américains ont sommé chacun de se positionner sur les conflits du moment. Le « you are with us or you are against us » ne laissait guère de place aux subtils compromis diplomatiques. En face, Moscou et Pékin exigeaient un soutien sans faille du bloc socialiste aux mouvements de libération. Cette logique binaire, les Asiatiques la fuient aujourd’hui comme la peste. Sans surprise, les dix pays de l’Association des nations d’Asie du Sud-Est (ASEAN) privilégient une position de neutralité pour ne pas se retrouver coincés dans un conflit entre grandes puissances.
C’est particulièrement le cas des Vietnamiens. La guerre bloc contre bloc, ils ont déjà donné et ne comptent pas retomber dedans. La guerre au Vietnam n’aurait sûrement pas duré une trentaine d’années et fait 1,5 million de morts vietnamiens[1] sans le bras de fer qui s’y est joué entre l’Est et l’Ouest (1945-1975). De même, l’occupation du Cambodge par les troupes vietnamiennes n’aurait probablement pas duré une décennie (1979-1990) sans le conflit sino-soviétique et le soutien occidental à la résistance khmère[2].
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Moscou est l’allié de toujours de Hanoï. Mais le Vietnam ne rallie pas la position de la Russie pour autant. De la même manière, il écarte poliment les demandes occidentales d’appliquer les sanctions et de s’éloigner de la Russie. Cette politique consistant à parler à tous, mais à ne s’engager en faveur de quiconque a permis au Vietnam de maintenir de bonnes relations à la fois avec la Russie, les États-Unis et la Chine. Un slalom sans faute.
La Chine, le Cambodge, l’Inde, le Pakistan se sont abstenus, comme le Vietnam, lors des deux votes à l’Assemblée générale de l’ONU condamnant l’agression russe. Mais s’ils refusent de se ranger diplomatiquement du côté des Occidentaux, ils ne soutiennent pas ce qu’ils considèrent comme une aventure dangereuse et mal avisée.
Estimé dans tous ces pays pour avoir mis un terme au chaos et avoir ramené la stabilité en Russie, Poutine a vu son aura sérieusement ébranlée par cette guerre en Ukraine. Le Premier ministre indien Narendra Modi s’est même permis de lui faire la leçon, à New York en septembre 2022 : « Ce n’est pas le temps de faire la guerre. […] La démocratie, la diplomatie et le dialogue sont des choses qui comptent pour le monde entier. »
En Asie, seuls le Japon, la Corée du Sud et Taïwan, historiquement très dépendants des États-Unis pour leur défense, ont clairement pris position en faveur de Kiev et sont associés à l’ensemble des mesures d’embargo économique décidées par les Occidentaux.
Ne pas se mêler des affaires des autres
La seconde raison du refus de s’impliquer est très terre à terre. Les gouvernements asiatiques se soucient exclusivement de la défense de leur territoire, de leur peuple, de leur développement économique. Les intérêts nationaux priment sur tout. Ils ne veulent pas se préoccuper des affaires des autres. Les grands enjeux transversaux comme la défense de la liberté dans le monde, ils laissent cela à d’autres. Au fond d’eux-mêmes, ils estiment que le monde se porterait mieux si chacun restait à sa place et n’intervenait pas dans les affaires des autres. Même si des bains de sang s’y produisent. L’antithèse du « droit d’ingérence » du bon docteur Kouchner en quelque sorte. Il est vrai que les interventions occidentales au Moyen-Orient, en Asie centrale et en Afrique ces vingt dernières années ne les ont pas convaincus du contraire.
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La position des pays d’Asie peut donc se résumer ainsi : appeler la Russie et l’Ukraine à une issue négociée ; brûler un cierge pour que l’internationalisation du conflit n’entraîne pas son aggravation ; s’en mêler personnellement le moins possible. Ce non-interventionnisme et ce néo-non-alignement, mélange de pragmatisme et de fatalisme, ne cherchent pas à s’ériger en idéologie, comme lors de la conférence des non-alignés de Bandung, en 1955. Mais cette posture est suffisamment attrayante pour de nombreux pays à travers le monde qui, eux aussi, ne veulent pas être impactés par ce conflit qui n’est pas le leur. Et pendant que les Européens et les Américains arment les Ukrainiens pour se battre avec l’ours russe, ces pays préfèrent regarder ailleurs, s’affairent à leur propre développement et commercent entre eux à l’écart des sanctions occidentales.
Le Vietnam a connu une croissance de 8 % en 2022. Les prévisions pour la région en 2023, certes en baisse, demeurent bonnes. L’Asie, déjà grand vainqueur du Covid à l’exception de la Chine, a de bonnes chances d’être également celui de cette guerre européenne.
[1] Auxquels il convient d’ajouter 83.000 morts français et 56.000 morts américains.
[2] Durant les années 1980, la Russie a soutenu l’armée vietnamienne qui avait chassé les Khmers rouges du pouvoir fin 1978. La Chine, de son côté, finançait et armait la résistance des Khmers rouges associés aux royalistes et nationalistes soutenus, eux, par les Américains.