Le musée d’Orsay célèbre les cent cinquante ans de l’impressionnisme. Pour l’occasion, toutes les stars des cimaises sont réunies, Monet, Degas, Renoir, Morisot, Pissarro… et une partie du Salon de 1874 est reconstituée pour montrer l’ennui de la peinture académique. Une vision binaire de la création à la Belle Époque.
Hormis ceux qui reviennent de Mars, nul n’ignore que nous célébrons cette année les cent cinquante ans des impressionnistes. Leurs tableaux sont partout, dans la presse, sur les mugs et, bien entendu, dans les musées. Orsay leur consacre une exposition « anniversaire » qui plaira légitimement aux amateurs. Cependant, le trop est parfois l’ennemi du bien. L’impressionnisme est devenu l’inévitable vache à lait des musées, ainsi qu’un prétexte au rabâchage du grand récit de la modernité et à l’occultation de la merveilleuse diversité artistique de la Belle Époque.
Oui‑Oui au pays des impressionnistes
Le dispositif du musée d’Orsay se prétend une « confrontation inédite ». Pourtant, peu de choses ont changé depuis le centenaire, il y a cinquante ans. L’impressionnisme semble être une recette que l’on ressert indéfiniment. J’ai ainsi été frappé de retrouver la même affiche. Ensuite, sur place, même principe : un choix de peintures impressionnistes et leurs commentaires dithyrambiques avec, un peu plus loin, les affreux, ou supposés tels, du Salon officiel.
Deux apports, toutefois. D’abord, la célébration s’étend à trente-quatre institutions en province. Ensuite, il est proposé un voyage immersif en réalité virtuelle « au pays des impressionnistes » (45 min). C’est une merveille technologique à ne pas rater. En ce qui concerne le scénario, les gentils impressionnistes se présentent comme une sorte de Club des cinq, tous unis contre les méchants académistes. Un narrateur à la Oui‑Oui nous vante la vie, la couleur et le plein air.
Ces artistes constitueraient, en outre, le « clan des révoltés ». Un exemple mis en avant est celui de La Gare Saint-Lazare de Monet (1877). On y voit une locomotive arrivant à quai en vapotant aimablement de petits nuages roses et bleu pâle. Cela semble une bluette, mais le cartel affirme sans rire que c’est une œuvre d’une « grande radicalité ». En fin de compte, avec l’impressionnisme, il est proposé un art nullement dérangeant avec, en prime, cette gratification narcissique qui consiste à se croire du côté des rebelles.
Naissance hasardeuse
La première exposition a eu lieu en 1874, dans l’entrepôt de Nadar. Les participants ne sont pas réunis par un idéal artistique. Ils doivent exposer par leurs propres moyens à défaut d’être admis au Salon. Seuls sept artistes sur trente et un peuvent être considérés comme impressionnistes. Un grand invité, De Nittis, sert de caution. Manet, quant à lui, ne veut pour rien au monde être assimilé à ces miteux. Il a beau s’impatienter parfois de certaines limitations, il a ses entrées au Salon. Il y entraîne même sa maîtresse et modèle, Victorine Meurent.
L’exposition de 1874 a longtemps été présentée comme un « choc » où « le public, les artistes et les amateurs, malgré leur incompréhension, prennent conscience d’une rupture et d’une nouvelle orientation de l’art ». Il n’en est rien. Cette exposition n’a rien d’un séisme. Quatre œuvres seulement trouvent preneur. On estime le nombre des visiteurs à 3500, ce qui est très peu. L’écho dans la presse est un peu moins mauvais, sans doute grâce à l’implication de Zola.
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Plusieurs expositions du même type se succèdent, mettant à rude épreuve les nerfs et les finances des participants. Deux arrivées vont changer la donne. D’abord, celle de Gustave Caillebotte (1848-1894). Richissime rentier, il pratique une peinture en amateur proche de l’impressionnisme. Son idée est de faire connaître sa production en s’intégrant au groupe existant et en finançant l’agenda.
Une seconde figure importante est celle de Paul Durand-Ruel (1831-1922). Cet audacieux marchand développe un réseau de relais à l’étranger et s’assure de la totalité du stock des artistes retenus pour travailler leur cote. Il vise de grands collectionneurs, notamment russes et américains, animés par un esprit de spéculation intellectuelle, mais aussi financière. Les artistes reconnus du moment ne les intéressent pas, aussi sont-ils prêts à parier de grosses sommes sur des créateurs en position de challengers. Durand-Ruel va leur proposer les impressionnistes et consorts.
L’impressionnisme, point de départ du grand récit de la modernité
L’impressionnisme et ses suiveurs restent longtemps perçus comme des mouvements parmi d’autres. Cependant, dans le premier tiers du XXe siècle, les modernes cherchent à s’affirmer et à produire un grand récit justificateur. Pas besoin de remonter à Giotto : on prend Manet et l’impressionnisme comme point de départ de la saga de la modernité.
Plus tard, en 1986, est créé le musée d’Orsay. La lettre de mission fixe comme objectif de faire connaître la période de 1848 à 1914 « dans toutes ses composantes ». Malheureusement, les dispositions d’esprit des conservateurs, et tout particulièrement celles du maître des lieux, Michel Laclotte, ne s’y prêtent guère. Il exclut d’entrée de jeu les artistes qui perturbent ses convictions, comme Bouguereau, Rochegrosse, etc. Grâce à une politique d’accrochage fort partisane, il s’applique notamment à imposer des « hiérarchies », avec, tout en haut, l’impressionnisme, summum du bon goût français.
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Quand on parcourt la liste des expositions temporaires au musée d’Orsay, on mesure le parti pris. En effet, en moins de quarante ans, 147 expositions sont consacrées à l’impressionnisme, à ses suites et aux artistes apparentés, dont 55 centrées sur un artiste. Les symbolistes et expressionnistes bénéficient de 35 événements. Le reste, c’est-à-dire l’essentiel de la période de 1848 à 1914, est représenté par 36 expositions. Cependant, la plupart sont de petits accrochages de dessins ou la présentation d’une seule œuvre récemment acquise ou restaurée. Seules neuf expositions véritables peuvent être comptabilisées. Quatre sont des monographies d’artistes étrangers, apportées par des coopérations internationales. Dans ce vaste « reste », les peintres français ne comptent que cinq expositions, dont la plus intéressante est sans doute celle de Bastien-Lepage en 2007 (commissaire Dominique Lobstein).
C’est à se demander si le musée d’Orsay, au lieu de favoriser la découverte de l’art du XIXe dans sa diversité, n’a pas contribué, en réalité, au conformisme et à l’occultation.
Zola change d’avis
Émile Zola (1840-1902) est à la fois journaliste et théoricien de l’art. Son avis est très intéressant, car il connaît bien les impressionnistes. Au début de sa carrière, il analyse le Salon et la peinture d’histoire. Il pense que le public ne se sent pas concerné par les scènes en costume dont on l’abreuve. En outre, Zola déplore une facture souvent trop plate, lisse et des tons sombres. Il voudrait que les artistes choisissent de vrais sujets de la vraie vie, exactement comme il le fait dans ses romans. C’est le naturalisme.
Zola se consacre à l’explication et à la promotion de « ses » impressionnistes. Malheureusement, ces derniers commencent vite à montrer leurs limites. Leurs sujets restent plaisants, mais bénins. Leur style fait figure de recette un peu sommaire. D’autres artistes, plus jeunes et formés par des maîtres académiques, accompliront le projet naturaliste. En particulier, Jules Bastien-Lepage (1848-1884) fait un tabac. Ce jeune artiste conjugue une perception mélancolique de la vie rurale avec une facture enlevée d’une éblouissante richesse.
Zola et ses poulains se sentent doublés. Ils sont bien embêtés. Dans un premier temps, Zola, beau joueur, concède la primauté de Bastien-Lepage : « Sa supériorité sur les peintres impressionnistes se résume dans ceci qu’il sait réaliser ses impressions[1]. » Puis, il se met à le dénigrer. Sa Jeanne d’Arc est le casus belli. Zola, l’anticlérical, aurait préféré que la sainte fût représentée comme une sorte de cas psychiatrique « dans sa vérité scientifique ».
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Bastien-Lepage meurt jeune, mais son influence est énorme dans toute l’Europe, où le naturalisme prospère à sa suite. Son retentissement, précisons-le, est bien supérieur à celui de Manet dont l’historiographie fait aujourd’hui, probablement à tort, un artiste majeur.
Après ces déconvenues, Zola laisse tomber durant trente ans son engagement artistique. Il est vrai qu’avec ses combats politiques, notamment l’affaire Dreyfus, il a du pain sur la planche. Sur le tard, il y revient cependant pour exprimer sa déception au sujet des impressionnistes. « Les germes que j’ai vu jeter en terre ont poussé, ont fructifié d’une façon monstrueuse. » « Je m’éveille et je frémis. Eh quoi, vraiment, c’est pour cela que je me suis battu ? C’est pour cette peinture claire, pour ces taches, pour ces reflets, pour cette décomposition de la lumière ? Seigneur, étais-je fou ? » Il affirme : « M. Monet a trop cédé à sa facilité de production. Bien des ébauches sont sorties de son atelier, dans les heures difficiles, et cela ne vaut rien, cela pousse un peintre sur la pente de la pacotille. » Et il ajoute : « Tous s’y sont mis. L’abus de la note claire fait de certaines œuvres des linges décolorés par de longues lessives d’une fadeur crayeuse. » Jusqu’à écrire : « J’en viens presque à regretter le salon noir, bitumineux d’autrefois. » L’impressionnisme lui paraît, avec le recul, simpliste sur le plan de la forme et gentillet sur celui des sujets. C’est aussi mon avis, même si je respecte tous ces gens autour de moi qui aiment l’ambiance impressionniste.
À voir
« Paris 1874 : inventer l’impressionnisme », musée d’Orsay, divers événements associés. Jusqu’au 14 juillet.
[1]. Pour cette citation et suivantes : Émile Zola, Écrits sur l’art, Gallimard, 1991.