La philosophe Barbara Cassin a la nostalgie de cet hier où l’on pouvait croire que ce serait mieux demain. Mais attention, cela n’a rien à voir avec la nostalgie de tous ces affreux qui pensent que c’était mieux avant
Dans Le Monde des livres du vendredi 17 novembre 20231, Barbara Cassin publie un article sur la nostalgie qui permet à l’hebdomadaire d’annoncer le 35e forum philo qu’il organise sur ce thème au Mans le vendredi 24 et qu’elle ouvrira avec une « leçon inaugurale ». Marquée par les travaux du philosophe anglo-saxon Austin (1911-1960) et notamment par son célèbre livre Quand dire, c’est faire, Barbara Cassin a fait du rapport de la philosophie grecque à la sophistique, c’est-à-dire du rapport du discours en charge de la vérité au discours pointant l’extravagance d’une telle prétention, l’objet de ses premiers questionnements. Pour la philosophe, membre de l’Académie française et médaille d’or du CNRS, la nostalgie, la sienne au soir de sa vie, n’est ni celle d’un passé qui ne reviendra plus, ni celle d’un lieu qu’on ne reverra plus, mais celle d’un avenir dont elle rêva au temps de sa jeunesse, dans les années 1968. « Hier, écrit-elle, on pouvait encore croire à demain. Et c’est de cela, précisément, que j’ai aujourd’hui la nostalgie. L’avenir hier, l’avenir d’hier, on croyait, je croyais, que ce serait mieux, que ça ne pourrait être que mieux, plus libre, plus intelligent, plus partageable que l’aujourd’hui d’hier. On croyait peut-être au progrès, par exemple celui de la science, des arts, de la sagesse, de l’humanité. Mais, surtout, on croyait au « plus jamais ça » (…) plus jamais l’horreur, de la Shoah, d’Hiroshima, des guerres coloniales, etc. (…) J’ai la nostalgie de cet hier où je pouvais croire que ce serait mieux demain ».
Rêves de jeunesse
Le caractère aussi surprenant que plaisant de la formulation retient l’attention. On croit un instant frôler un merveilleux paradoxe. Ne nous laissons cependant ni impressionner ni séduire ! La nostalgie de Barbara Cassin est celle d’une progressiste qui regrette tout simplement les rêves de sa jeunesse. Ajoutons que ces rêves, ceux de toute une génération, étaient d’autant plus exaltants qu’ils s’accompagnaient de l’indomptable certitude de détenir la Vérité.
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« Hier, c’était mieux demain », se plait à répéter la philosophe avec une préciosité qui charmerait Madame Verdurin. En d’autres termes, hier on s’enivrait de lendemains qui chantent. Que n’avait-elle compris que l’espoir qui avait animé le XIXème siècle était depuis longtemps derrière nous ! « Nous commençons à voir, écrit André Malraux dans Carrefour en 1950, combien le XIXème siècle, qui prend forme en s’éloignant, fut celui de l’espoir. » Conjuguant science et progrès, on ne pouvait imaginer ni les guerres mondiales, ni les camps, ni la bombe atomique. Il est vrai que, pour la gauche, écouter Malraux était devenu suspect. L’auteur de La Condition humaine avait rallié un général fasciste avec lequel on aimait à se faire peur. La nostalgie de Barbara Cassin est si peu la nôtre que nous nous demandons comment cette nostalgie, au vu de la situation aujourd’hui de notre pays notamment, peut demeurer sans remords. Il est beau, bien entendu, que la jeunesse rêve de justice. Le malheur, c’est qu’à dix-sept ans on n’est pas sérieux et que scander ce rêve de mots d’ordre inconséquents, non seulement le transforma pour tant d’anonymes de par le monde en cauchemar, mais fut également pour l’école, la nation et la République, l’amorce d’une lente descente aux enfers.
Une comparaison que tout le monde ne partage pas
« Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde ne se défasse. » Cette déclaration date de 1957. Camus n’a que 44 ans. Son inquiétude d’hier me parle plus que la nostalgie d’aujourd’hui de Barbara Cassin, et la solitude insultée de ce « philosophe pour classes terminales » m’est plus précieuse que la grégarité de ces utopies partagées confortablement au milieu de notoriétés sans concurrence. Pourquoi pareille nostalgie quand rien n’a vraiment changé et pourquoi continuer aujourd’hui à parler comme hier ? « Parce qu’il y a des milliers d’Ulysse morts en Méditerranée… », écrit Barbara Cassin avec une impardonnable démagogie. Que la spécialiste de la sophistique déplore ces morts (2 500 selon l’ONU en 2023), qui oserait lui en faire grief ? Mais que vient faire cette comparaison du migrant avec Ulysse ? Quel rapport entre le héros grec et la victime d’une ONG qui s’inscrit dans un projet mondialiste d’effacement des frontières et de mise à mal des nations ?
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Nous avons affaire avec cette inacceptable comparaison sortie de l’encrier (désormais le clavier) d’une universitaire, à ce qu’André Malraux appelait « l’irresponsabilité de l’intelligence ». Avec ses lubies, ses complaisances et ses lâchetés, avec cette incapacité à dire ce que l’on voit et d’abord à voir ce que l’on voit, cette irresponsabilité a créé un monde de plus en plus irrespirable. Il faut avoir entendu Barbara Cassin parler de l’accueil comme d’une véritable patrie, de la seule patrie, l’avoir entendue évoquer sur les plateaux de télévision l’accueil qu’elle reçut autrefois en Corse où elle se fit construire une maison. Tout cela est une indigne comédie. Les pauvres Africains qui prennent la mer à bord de zodiaques surchargés et se retrouvent, quand ils ne se noient pas, dans des hôtels borgnes, des squats ou sur la colline du crack ne sont pas des notaires comme feu son mari ni des universitaires comme elle. Il y a chez Molière un personnage qui me semble plus intéressant, plus inquiétant aussi, que le trouble Tartuffe, c’est Orgon. Parce que l’incurable aveuglement de celui-ci demeure une véritable énigme. Comment peut-on ne pas abandonner ses errements et ses erreurs d’hier ? Comment peut-on en avoir une nostalgie qui plus est maniérée ?
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- https://www.lemonde.fr/livres/article/2023/11/15/barbara-cassin-philosophe-j-ai-la-nostalgie-de-cet-hier-ou-je-pouvais-croire-que-ce-serait-mieux-demain_6200308_3260.html ↩︎
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