On peut avoir, parfois, envie que tout s’arrête. De disparaître, de se confondre avec la banalité des choses ou au contraire de fuir le plus loin possible. Ce thème très contemporain est presque devenu un genre littéraire en soi et compte quelques chefs d’œuvres récents si l’on songe, sur des modes différentes, à L’Homme qui dort de Perec ou à Je m’en vais de Jean Echenoz. L’important, dans ces deux cas, n’est pas tellement de savoir pourquoi l’on fuit mais la manière dont on le fait.
Pour son premier roman, Changer d’air, Marie Guillot a choisi de nous raconter l’histoire d’un professeur qui décide de ne pas faire sa rentrée scolaire dans un lycée de Lorient. La raison, ou plutôt le prétexte, c’est une femme qui tombe dans le bassin du port, de manière ridicule : « Tandis qu’à quelques mètres de là, trop loin pour que je puisse entendre les clapotis de ses semblants de brasse, trop près pour que j’oublie ce qu’elle avait de sordide à offrir, une femme luttait contre le poids de son sac et ses vêtements trempés pour regagner le quai, se relever, espérant si fort que personne ne l’aurait vue. »
A partir de ce moment, le narrateur qui s’appelle Paul Dubois comme tout le monde, passe la journée dehors, rentre le soir chez lui, retrouve Aude sa femme vaguement artiste et ses deux jeunes fils. Il ne raconte rien à Aude, il lui fait même l’amour comme d’habitude et puis il s’en va, emmenant avec lui dans sa voiture les Dialogues de Platon et des cartons contenant les innombrables clichés qu’il a pris de la mer, des vagues, de l’horizon. Il ne va pas bien loin, en fait jusqu’à Nantes, pour voir un ami. C’est fou ce que Nantes peut être dépaysant quand on décide surtout de s’intéresser aux mouvements de foule dans la gare pour faire la nomenclature des voyageurs dans des tableaux à deux entrées qui permettent toutes les combinaisons possibles et recréer ainsi d’autres personnages. Ou que l’on choisit un F2 au dernier étage d’une résidence moderne pour regarder par le Velux de la salle de bain les clochers de la Cathédrale.
Marion Guillot excelle dans la manière froide et ironique pour décrire un homme dont on peut penser qu’il s’accroche désespérément à la banalité des choses afin ne pas sombrer dans un désespoir qui affleure sous le givre d’un style parfaitement maitrisé : « Je ne reprends pas toujours mon livre, trouve la force de m’observer nu, éventuellement de me détailler dans le silence que viennent rompre les gouttes qui s’échappent du robinet, à intervalles réguliers, toutes les six secondes, quand j’ai mal refermé. J’aime les choses régulières. »
Paul est tour à tour ridicule, inquiétant, émouvant. Il pourrait très bien devenir un saint ou un tueur en série, un stylite ou un psychopathe. Il sera juste Paul, un homme de notre temps, notre semblable, à qui une sorte de baisse de tension a donné l’envie de se perdre de vue. Les psychologues, les sociologues ont des noms pour ça qui rassurent car ils enferment un comportement dans un cadre connu : escapisme, anomie, dépression. Marion Guillot, elle, se garde bien de donner une clef, sans doute parce que pour Paul, il n’y a ni clef, ni serrure, ni porte. Comme pour nous tous.
Changer d’air de Marion Guillot, Editions de Minuit
*Photo sipa: numéro de reportage: 00629243_000024
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