L’offensive de Rapporteurs sans frontières contre CNews, validée par le Conseil d’État, a bénéficié du silence complice de la majorité des journalistes. Ces antifascistes professionnels ne s’indignent pas de l’instauration d’une police politique des médias et demandent davantage de censure. Dans ce climat, Delphine Ernotte a eu le courage de répondre à nos questions et de défendre la liberté d’expression.
« Tout le monde se lève pour CNews. » Je ne sais pas ce qu’avaient consommé les confrères de Valeurs quand ils ont fait cette « une », mais saluons leur rafraîchissant optimisme. La réalité, c’est qu’il n’y a pas eu grand-monde pour se lever, si on considère la gravité de l’attaque menée contre nos libertés par une institution qui devrait être l’une de leurs protectrices. Et si on ajoute que le Conseil constitutionnel, autre garant des libertés publiques, vient de priver le Parlement, donc les Français, de celle de choisir qui et comment ils accueillent, il y a de quoi nourrir les fantasmes les plus nauséabonds[1] sur la République des juges et, plus largement, sur ces élites méprisant la volonté du peuple.
Élégances journalistiques
Une organisation prétendument vouée à la liberté des médias, s’autoproclamant juge des élégances journalistiques, décide qu’il faut placer sous surveillance une chaîne de télévision coupable selon lui de défaut de pluralisme – en réalité de défendre une vision conservatrice du monde[2]. Elle va donc cafter auprès du régulateur –M’sieur, ils ont triché !– en le sommant d’agir. On avait un gendarme des médias, on a maintenant un flic.
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Le régulateur l’envoie bouler, arguant qu’il a déjà inspecté ladite chaîne. Nos rapporteurs sans frontières ne se découragent pas. Ils vont alors tirer la manche du juge administratif. Et là, divine surprise, on se comprend. On est entre gens bien. Le Conseil d’État marche donc dans cette combine et se fend d’un arrêt scandaleusement liberticide, demandant à mots couverts le fichage politique des intervenants de CNews. En clair, une police de la pensée.
Alors j’ai fait un rêve. Tous les journalistes défilaient en rangs serrés pour défendre la liberté de confrères. Nous ne partageons pas leurs idées et nous nous battrons pour qu’ils puissent… etc., etc. Un instant, j’ai oublié que, depuis belle lurette, la demande de censure ne vient pas des pouvoirs, mais des journalistes eux-mêmes. L’enfer, c’est les idées des autres.
Dans la presse généraliste, seul Le Point défend CNews
Bien sûr, de nombreuses personnalités de droite ont exprimé leur colère et leur soutien. Quelques éminents confrères, comme Franz-Olivier Giesbert, ont protesté, d’autres ont fait dans le « oui, mais » – oui, il faut défendre la liberté, mais tout de même CNews, ce n’est pas bien. L’immense majorité de la profession a regardé ses pieds, quand elle n’a pas applaudi façon Thomas Legrand sur France Inter. Il faut donc saluer Étienne Gernelle, l’un des rares patrons de presse à avoir enfourché son cheval de bataille bien qu’il soit franchement éloigné de la sensibilité CNews.
Il a fallu une semaine pour que certains se réveillent, pas par amour de la liberté, mais parce qu’ils ont fini par comprendre que la foudre n’allait pas tomber sur la seule CNews. Convaincus d’incarner le bien, ils n’avaient pas imaginé qu’on puisse leur demander des comptes. Ces antifascistes professionnels ne savent pas que, s’ils se soumettent aujourd’hui, il n’y aura plus personne pour les défendre quand on viendra les chercher – enfin si, on sera là, à condition que les petits cochons ne nous aient pas mangés.
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À France Inter, les moins nigauds savent parfaitement que, quelle que soit la définition que l’on donne du pluralisme, Inter est loin du compte. S’il s’agissait d’une radio privée, cela serait indifférent : jusque-là, comme l’explique Jean-Éric Schoettl, anciennement secrétaire général du CSA, on considérait que la diversité des sources d’information permettait de laisser à chaque média une très grande liberté éditoriale, seuls les médias publics étant astreints à une forme de neutralité.
Varions les plaisirs
C’est ainsi que nous avons décidé d’enquêter sur France Télévisions. Pourquoi pas France Inter ? dira-t-on. Primo, parce que c’est trop facile, deuxio parce qu’il faut bien varier les plaisirs et que nous avons déjà consacré deux « unes » de Causeur à la radio qu’on aime détester. En revanche, nous ne nous étions jamais penchés sur le cas de la télévision publique, considérant intuitivement qu’il était bien moins grave. Si on ajoute que celle-ci s’est trouvée récemment au cœur de nombreuses polémiques, notamment relatives aux documentaires réalisés pour « Complément d’enquête » sur Gérard Depardieu et le Puy du Fou, cela nous a donné envie d’aller y voir de plus près et d’interroger la présidente. Qu’elle soit remerciée, non seulement pour avoir accepté de nous répondre, mais aussi pour avoir joué le jeu de la conversation civique. Surtout, quand tant d’autres ont préféré se planquer, Delphine Ernotte a le courage de défendre la liberté d’une chaîne honnie par la plupart de ses journalistes. Respect.
Dans les salles de rédaction, on a peut-être conscience de s’être déshonoré en se taisant ou en approuvant. Les nouveaux éléments de langage en circulation consistent à expliquer qu’en réalité il ne se passera rien et que l’Arcom ne va pas se lancer dans le flicage des chroniqueurs et invités. On se trompe. L’Arcom n’est pas assez punk pour envoyer bouler le Conseil d’État. À moins d’une loi invalidant l’arrêt CNews, elle sera obligée de proposer un dispositif répondant à minima à ses exigences. Du reste, même s’il ne se passe rien, cela ne justifie pas que des journalistes aient accepté sans protester l’instauration d’une police politique des médias. Comme le dit en substance Benjamin Constant, quand « des hommes doivent réprimer les opinions des hommes », que « des hommes doivent empêcher les hommes de se livrer aux divagations de leur esprit », que « des hommes doivent préserver d’écarts dangereux la pensée des hommes[3] », c’est que la liberté est en danger.
[1] Dois-je préciser que j’emploie ce terme au second degré ?
[2] Vision qui n’est aucunement imposée aux chroniqueurs, je peux en témoigner.
[3] Merci à Jean-Éric Schoettl qui a repéré cette citation dans un texte de Rafaël Amselem.