Qui de mieux que Jacques Bainville, royaliste assumé, pour raconter le destin d’un empereur? « Napoléon », paru en 1931.
Dans la sécheresse stylistique de notre époque et l’aridité spirituelle que les historiens-laborantins revendiquent dans la morne récitation du passé, le roman national n’a quasiment plus aucune plume pour émouvoir notre peuple. A l’exception d’une poignée d’individualités que des « chercheurs » jaloux raillent sous le nom de « vulgarisateurs », il est peu d’historiens et d’auteurs qui sachent encore faire danser les mots avec l’alphabet de l’histoire de France, et faire vibrer la lyre de notre passé commun. Le désenchantement du monde moderne a également répandu son poison dans la narration de tout ce qui l’a précédé, et ni un Ernest Lavisse ni un Ernest Renan n’apprécieraient l’abolition de toute possibilité d’une acculturation républicaine ou patriotique, fatale conséquence de la disparition de tout charme et de toute idée de la grandeur.
La singularité d’une œuvre à la croisée des genres
Parmi les derniers grands penseurs de notre pays figure l’historien et académicien Jacques Bainville né le 9 février 1879, et décédé le 9 février 1936. Il a laissé derrière lui des chefs d’œuvre de l’intelligence humaine devenus des classiques, avec ses incontournables Conséquences politiques de la paix parues en 1920, et sa fameuse Histoire de France publiée en 1924. Cet historien germaniste a légué à la postérité une biographie de Napoléon en 1931, et a su apporter à une hagiographie napoléonienne édifiée par les travaux d’Adolphe Thiers, d’Albert Sorel, d’Albert Vandal ou encore Henry Houssaye les splendeurs qui lui manquaient. Dans cette biographie polychromatique, touchante sans pour autant succomber à la sensiblerie, Bainville a su allier la méthode psychologique de Sainte-Beuve à la grandeur narrative de Chateaubriand, mais sans s’ébouillanter dans l’emphase délirante de Michelet. À l’âge de vingt ans, il avait déjà dédicacé son Louis II de Bavière à Maurice Barrès, en 1920. Très tôt les destins tragiques l’ont interpellé, et il avait fait sien ce mot de Chateaubriand, selon lequel « aux yeux de l’avenir il n’ y a de beau que les existences malheureuses». Il ne pouvait se contenter de livrer sans corps ni matière un enchaînement causal informe et sans visage, et il a toujours veillé à extraire toutes les plissures des portraits qu’il avait dressés, que ce soit celui de Bismarck, de Louis II de Bavière ou de Napoléon.
Un Napoléon protéiforme et captif des événements
Ni réquisitoire ni dithyrambe, Bainville nous présente un Napoléon paré des atouts de Protée. Les intitulés des vingt-sept chapitres de l’ouvrage sont éloquents, et d’anonyme « boursier du roi » à « martyre », Napoléon a connu les stades de « maître de la paix » comme de « gendre des Césars ». Intransigeante, cette biographie nous présente un homme, soumis à l’emprise de ses passions, tourmenté par son inconcevable destinée, soucieux d’asseoir sa légitimité contestée que ses origines extra-dynastiques l’empêcheront d’obtenir plus d’une quinzaine d’années, soit une parenthèse dans l’histoire moderne. Des plaines de la Corse où Napoléon caresse le penchant indépendantiste, de son petit secrétaire au temps de l’école de Brienne où il recevait une éducation « aux frais du roi » et depuis lequel il assouvissait sa boulimie littéraire, Bainville ne fait pas l’impasse, et nous montre toutes les saillies qui laissaient déjà apercevoir un volcan sur pattes.
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Subissant les clabauderies de ses camarades moquant son accent corse, Napoléon enfant aurait dit à son ami Bourrienne : « Je ferai à tes Français tout le mal que je pourrai » – avertissement que l’histoire exaucera, il faut bien le reconnaître. « On peut dire que sa jeunesse a été une longue lecture », écrit l’historien, qui ne manque pas d’insister sur la profonde nature littéraire du jeune écolier devenu officier d’artillerie à « seize ans quinze jours », ainsi qu’il l’a consigné dans un carnet de jeunesse. Selon Bainville, les lectures pléthoriques qu’a collectées Napoléon, en toutes matières, ont germé tout au long de sa vie pour se manifester au gré des circonstances, que ce soit en Égypte, en Italie, en Russie ou quand il s’est agi de considérer la rédaction du Code civil auprès de Portalis, Tronchet, Maleville et Bigot de Préameneu. Bainville note que l’un des désastres politiques de l’empereur est à trouver dans sa gestion de l’Espagne, pays à propos duquel, souligne-t-il, Napoléon n’avait jamais rien lu. La dimension littéraire est donc une donnée fondamentale dans l’appréhension du parcours de Napoléon, et il se sentait lui-même artiste ou poète, bien avant d’être un stratège, un militaire ou l’occupant d’un trône impérial.
L’insistance sur la précarité du régime impérial
Loin des représentations idéal-typiques mettant en scène un empereur jupitérien et confiant envers la solidité des institutions qu’il a élevées après la tempête de la Révolution, Bainville attire l’attention du lecteur sur l’obsession qu’avait Bonaparte d’asseoir la « quatrième dynastie » – après les mérovingiens, les carolingiens et les capétiens -, non sans avoir longtemps refusé de désigner un successeur. Il sentait que son trône était continuellement chancelant. Que chaque jour à l’extérieur de Paris, à l’occasion de chaque bataille, les conspirations, les intrigues, les attentats et les défiances menaçaient de renverser le trône impérial. Le bruit courait souvent que si l’empereur périssait, alors l’Empire allait s’écrouler avec lui, n’ayant pas d’assise dynastique ni de légitimité monarchique.
Pendant quinze ans il n’a cessé d’être hanté par l’idée de sa propre chute, et il avait confié à sa mère que le plus dur n’était pas d’entrer aux Tuileries, mais d’y rester. Bainville raconte les tortures morales de Bonaparte, et nous dévoile un homme inconstant, toujours en proie au doute, et sujet à la plus fâcheuse indétermination. Toujours tiraillé entre plusieurs hypothèses : doit-il assurer sa succession ? Doit-il divorcer et ainsi rompre son mariage avec Joséphine de Beauharnais ? Doit-il s’allier avec Alexandre, tsar de Russie ? Doit-il se lier maritalement avec une membre de la maison d’Autriche, et unir sa dynastie à celle des Habsbourg ? Faut-il envahir la Russie en 1812 ? Autant de labyrinthes de perplexités, que les murmures de ses généraux ou de Talleyrand ne manquaient pas d’alimenter. Si Bonaparte demeure, avec toute la légende qui s’y rattache, un météore du genre humain, il n’en reste pas moins qu’il n’était pas l’exécutant spontané que l’on dépeint parfois. Il méditait, prenait son temps, étudiait, se plongeait dans les livres et dans les cartes, comme s’il devait à chaque fois se figurer les choses avant de les vivre. Toute sa politique religieuse et sa relation avec Pie VII le démontrent, tout comme la conduite de ses batailles et ses décisions de politique intérieure. Avant de cheminer vers la Russie, il demande l’extraction de tous les documents liés à cet empire des archives. Et il en allait ainsi pour toute sa politique internationale. En somme, le biographe ne manque pas une occasion pour le souligner : Napoléon a toujours senti qu’il ne pouvait être qu’un coup de vent dans l’histoire du monde.
Un Napoléon continuateur de la Révolution, et marche-pied de la Restauration
« L’ambition, la volonté de Bonaparte n’auraient rien pu, même après Brumaire, si elles n’avaient été dans le sens des choses ». Telle est la formule systémique que Bainville plaque à la compréhension de l’épopée napoléonienne. Jeune officier d’artillerie imbibé des idées du siècle des Lumières et de Rousseau, il a fait fusiller des royalistes devant l’église Saint-Roch, à Paris, mais Premier Consul, il signe le Concordat en 1801, et au moment de devenir empereur il se couronne lui-même, sans la main du pape. La vérité est que dès 1789, il est condamné à la jonglerie à perpétuité. Il devra jongler entre républicanisme et tout ce qui en dérive – jacobinisme, girondisme, constitutionnalisme et passion de l’égalité – avec le conservatisme social, la préservation des acquis de la révolution, le maintien d’un haut niveau de conscription et les promesses de paix définitive, et ainsi de toutes les mortelles tensions de cette société bouleversée qui cherche une identité mystique autant qu’institutionnelle. Ce n’est pas par hasard si son premier Conseil d’État est composé de régicides, de modérés et de monarchistes. Napoléon cherchait le syncrétisme, et on lui a prêté ce mot resté célèbre : « De Clovis au Comité de Salut public, j’assume tout ! ». Toute sa méthode de gouvernement était axée autour de ce qu’il appelait son souci de « fusion » entre toutes les forces antagonistes en présence. Durant tout son règne, précise Bainville, Napoléon s’est montré soucieux de donner des gages aux radicaux des deux pôles – les républicains invétérés opposés à tous les trônes de l’Europe et désireux de leur faire la guerre, et les ultra-royalistes promouvant la rupture d’avec la Révolution ou le retour des Bourbons. C’est pour annihiler ces deux forces d’attraction que Napoléon a fait assassiner le duc d’Enghien en 1804. « J’ai imposé silence pour toujours et aux royalistes et aux jacobins », déclare-t-il après cette exécution sauvage.
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Néanmoins cette épopée a eu la fin que l’on connaît, et Bainville a le mérite d’insister sur le caractère artificiel de cette vie que Napoléon a voulu transformer en tragédie. La fulgurante ascension sociale qu’il a connue et sa propulsion dans les toits des palais de l’Europe ont fait mentir le déterminisme qui eût voulu que Napoléon ne quittât jamais sa Corse natale. Au lieu de cela, il est devenu une des figures les plus incontournables de l’histoire de France. Et cette mystification napoléonienne a été rendue possible par le romantisme inhérent à son second exil, et les conditions de sa détention. En effet, la gloire napoléonienne a été écrite à l’encre de Sainte-Hélène. Sur cette petite île, l’inclémence du climat et la folie de son geôlier, Sir Hudson Lowe, ont rédigé le roman de la vie de Napoléon Bonaparte, et Bainville s’étonne encore que même sa fin ait contribué à l’édification de sa légende. Plus encore, cet exil aurait déterminé le cours des événements sur le continent, et notamment l’avènement du Second Empire trente-trois ans plus tard. « C’est à Sainte-Hélène qu’est né l’Empire de Napoléon III », prend soin de formuler l’auteur, montrant par-là que la mémoire impériale et le culte de l’empereur pouvaient germer dans l’esprit du peuple français par le truchement du Mémorial de Sainte-Hélène, puis par l’effet du rapatriement des cendres en 1840. De façon laconique, Chateaubriand avait résumé les choses ainsi : « La vie de Bonaparte était une vérité incontestable, que l’imposture s’était chargée d’écrire ».
Captif du vent que la Révolution avait soufflé sur l’Europe, Napoléon s’est envolé avec l’aurore étincelante d’un siècle meurtri, mais la défiance de ses propres généraux et la lassitude des puissances coalisées l’ont vaincu, et l’ont ramené à sa première condition insulaire. « Soixante batailles rangées livrées par Bonaparte ont laissé derrière elles un monde nouveau », écrit Jacques Bainville dans le chapitre conclusif de l’ouvrage. Par-delà les reniements mémoriels de notre époque, l’on ne peut que recommander cette biographie pour sa salubrité et sa profonde coloration psychologique, qui ne ressemble ni à une image d’Epinal d’un empereur parfait, ni à un tract anti-bonapartiste laborieusement gribouillé par un chercheur blasé, en d’autres termes, c’est bon pour la santé !
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