Les bouquinistes ne sont pas virés des quais de Seine durant les JO. Causeur peut donc fouiner dans leurs boîtes à vieux livres.
Jean Dutourd aima, par-dessus tout, la langue française. Il la défendit bec et ongles, tout au long de sa vie. « Je l’aime comme un artiste aime la matière de son art. Comme un homme aime l’âme que Dieu lui a donnée. » Deux ans après les événements de Mai 68, exaspéré entre autres par les « poncifs sur la jeunesse éprise d’idéal », Dutourd décide de dire leurs quatre vérités à ses contemporains : « Je pense que la jeunesse est un néant, que la révolte est une blague, que le progrès est mort vers 1925, que la culture est une imposture, que la liberté est la chose que les hommes haïssent le plus au monde en dépit de leurs discours, que la patrie est le seul bien des pauvres et que les peuples heureux ont un destin atroce », peut-on lire sur la quatrième de couverture de L’École des jocrisses. Un chapitre intitulé « Langage et Bêtise », qui fait plus de la moitié du livre, décrit la dégradation d’une langue française qui « s’appauvrit et s’alourdit » dans le même temps.
A lire aussi, Marin de Viry: Benoît Duteurtre: requiem pour un nostalgique
Ce texte percutant se propose d’être un antidote au crétinisme que Dutourd décèle dans les rébellions surjouées par des fils de bourgeois vociférant de laborieuses harangues. Quelle est la plus grande victoire du révolutionnaire estudiantin ? Être parvenu à esquiver l’examen et à camoufler qu’il est un individu inconsistant et ignare, pratiquant une « langue débilitée ». En plus de se désoler de la présence de plus en plus envahissante du sabir « des camelots », ce volapük commercial imprégné d’expressions américaines, Dutourd dénonce le baragouin des sociologues de bazar et des agitateurs d’amphi. Malheureusement, les moyens de diffusion modernes amplifient la contagion langagière : « On entend des horreurs du soir au matin. L’employé de guichet, à la poste, vous entretient de ses “options idéologiques”. Ces vilains mots-là, sortant d’honnêtes bouches populaires, choquent plus que des grossièretés. »
Le jocrisse moderne, écrit Dutourd, recourt à un galimatias truffé de barbarismes savants, d’anglicismes, d’expressions affectées et de « termes fabriqués par les pédants » – le soixante-huitard ambitionnant une carrière politique ou journalistique excellera dans ce domaine. Le futur académicien prévoit qu’il fera des petits, encore plus sots que lui – ce qui adviendra. Il nous lègue, à la fin de son ouvrage, un court glossaire mêlant le sérieux, l’ironie et la manière toute flaubertienne de « faire la bête ». La Culture y est décrite comme une « activité encouragée par le gouvernement, ayant pour but de faire connaître les sculptures de M. Calder et les drames de M. Gatti à des gens qui ne savent pas qui sont Michel-Ange et Molière », tandis que la Sociologie y est définie comme un « objet d’études pour les jeunes gens peu désireux d’apprendre un métier et, consécutivement, de travailler ». Nous étions au début de la dégringolade. Depuis, elle n’a fait que s’accélérer. Mort en 2011, Jean Dutourd a échappé de justesse à l’avènement du wokisme universitaire, à l’effondrement terminal de la langue française et, finalement, au triomphe des jocrisses qu’il redoutait tant.
L’École des jocrisses, Jean Dutourd, Flammarion, 1970. 224 pages