Tel est, en deux mots, le résumé de L’Anomalie, d’Hervé Le Tellier, prix Goncourt 2020, qui bat tous les records de vente et divise la critique intelligente.
Du coup, mon devoir était clair: lire toutes affaires cessantes ce roman devenu un phénomène d’édition, voire de société. Pour me faire une idée par moi-même, et donc vous dire ce qu’il faut en penser.
UN GONCOURT HORS CONCOURS
La nouvelle est tombée ce lundi 15 février à 16 h sur mon tellennescripteur : en six mois, L’Anomalie est devenu le deuxième Goncourt le plus vendu de l’histoire.
Normalement, j’aurais dû m’en foutre comme de mon premier an 40. Je ne suis guère client de romans, surtout depuis que ce genre littéraire a envahi tout le champ de la littérature en même temps qu’il se réduisait, de plus en plus souvent, à des autofictions tamponneuses qui n’amusent que leurs chauffeurs.
Quant aux Goncourt, ce qui m’énerve avec eux c’est cette étiquette de « distinction la plus prestigieuse de la littérature française », label officiel autant que hasardeux. Qui, par exemple, se souvient des Loups, de l’excellent Guy Mazeline (1932), préféré finalement par notre prestigieux jury au Voyage de Céline ? Sans parler des 116 autres lauréats, dont une majorité a déjà laissé moins de traces qu’une limace.
Goncourt ou pas, en lisant des fictions, j’ai maintes fois ressenti l’envie pressante de tenir l’auteur au collet pour lui demander : « C’est quoi, ça ? Pourquoi tu me racontes ça plus qu’autre chose, ou rien ? »
Avec Le Tellier, rien de tel. Son roman, subtil et drôle, est agréable à lire. On l’oublie trop souvent, mais c’est l’essentiel.
L’AVION ATTERRIT TOUJOURS DEUX FOIS
Dans L’Anomalie, comme son nom l’indique, le quotidien est une joyeuse dystopie conduite par un chef polyvalent et fou. Mathématicien et astrophysicien, Hervé est aussi un membre éminent de l’Oulipo, fiché notamment par les Renseignements littéraires pour complicité avec Frédéric Pagès dans la controverse Jean-Baptiste Botul / Bernard-Henri Lévy. (L’affaire, on s’en souvient, s’était soldée par un match nul, chaque philosophe ayant démontré l’inexistence de l’autre.)
Le pitche du roman est suffisamment aberrant pour me plaire. Un jour de mars 2021, le vol Air France 006 Paris-New York, parti à l’heure dite, n’en atterrit pas moins deux fois de suite, à trois mois d’intervalle, avec les mêmes passagers et le même équipage.
À l’origine, croit-on comprendre, un problème de dérive spatio-temporelle ou genre. Au bout du compte, l’affolement bien compréhensible des autorités et quelques difficultés d’adaptation pour les 243 passagers des deux vols et leurs doubles, à moins que ce ne soit l’inverse.
Les portraits des principaux personnages donnent lieu à une série de pastiches réjouissants. Sur fond de science-fiction (Matrix, Sense8), on a droit entre autres à du polar servi bleu, avec tueur à gages consciencieux ; du roman psychologique, avec amours malheureuses à la clé ; de la série à suspense, genre Lost ou 24 heures chrono… Et surtout, un talk-show à l’américaine plus vrai que nature, jusqu’à la fusillade finale.
PANIQUE CHEZ LES CRITIQUES
Face à cet ovni, c’est peu de dire que la critique intelligente est divisée. Elle s’agite en tous sens, mais comme un ver de terre coupé en deux : pas très longtemps. Jusqu’au prochain « talk of the town ».
En attendant, au « Masque et la Plume », on rejoue la bataille d’Hernani. Arnaud Viviant ne tarit pas d’éloges sur ce « chef-d’œuvre hilarant », ce qui lui vaut une sévère prise de bec avec sa collègue Nelly Kaprièlian, par ailleurs irresponsable en chef du service littéraire des Inrocks. « Ce n’est pas de la littérature ! fulmine-t-elle. Rien qu’un produit formaté, un divertissement fabriqué – et même pas drôle ! » Et Dieu sait que Nelly s’y connaît en drôlitude.
La polémique fait rage aussi sur France Culture, dans l’émission « La Critique ». Parmi les chroniqueuses, l’une évoque un livre « espiègle et joueur », tandis que l’autre laisse éclater son indignation : « Fausse virtuosité… Démagogie… Très mal écrit ! » Quant à la troisième, elle s’inquiète : « On rit, mais à la fin on se demande si c’est si drôle que ça… »
Pas la peine de se mettre dans des états pareils, les filles ! C’est un jeu littéraire oulipien, l’auteur lui-même l’a expliqué. Alors on se calme et on boit frais.
Mais tout Le Monde ne pratique pas la littérature potentielle. Avec cet « esprit de sérieux » qui a fait sa réputation, notre quotidien de référence préfère aller à l’essentiel. Au-delà de l’exercice de style et de l’imagination ludiques, qui sont pourtant la forme et le fond de l’ouvrage, il ne veut en retenir que « des questions existentielles et métaphysiques passionnantes ».
Passionnantes sans doute, puisqu’elles sont à l’origine même de l’intrigue ; cela dit, elles n’occupent pas un dixième du bouquin, et il y est à peine répondu dans le twist final. Tout simplement parce que ce n’est pas l’objet du livre. Comme disait Stevenson, « l’important ce n’est pas la destination, c’est le voyage ».
L’ÈRE DU GRAND SIMULATEUR
Avec Le Tellier à la barre, la traversée s’avère plaisante. L’Anomalie est un savant cocktail d’Italo Calvino, de Philip K. Dick et de Perec. Tout est parodie ici, y compris les « questions existentielles et métaphysiques ». Hervé s’amuse, et c’est contagieux. Il joue avec ses hypothèses et ses personnages, non sans se foutre au passage du monde, avec ou sans majuscule, mais non sans talent.
Entre deux rebondissements de l’intrigue, il glisse même çà et là quelques aphorismes bien sentis, dont on retiendra le plus personnalisé : « Le succès après 50 ans, c’est la moutarde qui arrive au dessert », écrit cet auteur de 63 ans avant même d’y avoir goûté.
Après ça, peu me chaut que l’homme soit athée, progressiste ou même amateur de rap. L’essentiel, c’est qu’il ne se prenne pas au sérieux.
Reste qu’il faut savoir terminer un livre. En l’occurrence, ça tombe bien, le FBI en personne conclut à l’hypothèse que préfère l’auteur : la « simulation ». Et si, conformément aux spéculations du philosophe suédois Nick Bostrom (qui a perdu son tréma entre Göteborg et Oxford), nous n’étions toutes et tous que des êtres virtuels conçus par un Grand Simulateur ?
Bien vu, Hervé ! Un Dieu taillé pour notre époque…