L’amant double, film hanté par les œuvres de Polanski, de Cronenberg, et peut-être aussi de Greenaway traite en apparence de la gémellité et de l’inconscient. Mais ce n’est là qu’habile subterfuge, car la question qu’évoque en réalité François Ozon est celle, métaphysique, du rapport qu’entretiennent le corps et l’esprit : de la psyché ou de la matière, laquelle détermine l’autre ?
Jumeaux, triplés, quadruplés
Chloé, jeune femme « fragile » comme on dit aujourd’hui, entretient en parallèle deux relations affectivo-sexuelles avec Paul et Louis, lesquels œuvrent semblablement dans la thérapie de l’âme. A ce point commun s’en ajoute un autre, surdéterminant : ils sont jumeaux. Perturbée par l’opacité du lien qui unit les deux frères, en recherche de « vérité », Chloé va mener l’enquête.
Usant d’un subtil jeu narratif fondé sur l’usage du double, ou plutôt du démultiplié, Ozon fait de la gémellité un véritable principe de mise en scène : chacun des personnages renvoie en effet à un ou plusieurs doubles, réels ou fantasmés. Il y a bien entendu Paul et Louis. Il y a le trio composé par Chloé, Sandra Schenker et la sœur parasite de Chloé. Il y a la mère de Chloé-Sandra, en laquelle on peut voir la version bourgeoise de madame Rose, et Milo, le chat de Chloé qui se duplique en quelques avatars vivants et empaillés.
Le spectateur angoissé
Nous autres spectateurs ne sommes pas épargnés par cette diffraction : angoissés comme Chloé par la réalité absurde que nous montre Ozon, nous nous identifions à elle, qui cherche désespérément le sens d’un ensemble qui en semble dramatiquement dépourvu. L’attention excessive de la caméra pour certains détails peu signifiants, l’irruption chez les personnages de comportements ou de discours déplacés, le doute instillé quant à l’identité du personnage joué par Jérémie Rénier (a-t-on affaire à Paul ou à Louis ?), l’incohérence des relations entre les personnages nous placent comme elle au bord du gouffre. Notre désir fébrile de « vérité » se juxtapose au sien, même si sa recherche est en trompe l’œil : ce qu’elle cherche en réalité sans le savoir, ce sont les causes du vide qu’elle ressent et de ses maux de ventre.
Inconscient et cinéma, même combat
Comme nous le découvrons rétrospectivement, c’est en réalité l’inconscient de Chloé qui crée ces personnages-répliques, lesquels ne sont ni symétriques (loin des « jumeaux-miroirs », évoqués dans le film par un quelconque psy), ni semblables (la seule identité entre Paul et Louis réside dans leur patrimoine génétique). Et de fait, les procédés cinématographiques dont use Ozon correspondent tout à fait au mécanisme onirique identifié par Freud, visant à exprimer les idées refoulées en les travestissant : morcellement d’un personnage en plusieurs, ou au contraire condensation d’éléments contradictoires en un seul – comme Louis, pratiquant à la fois la psychanalyse et la thérapie comportementaliste…-, interversion de l’essentiel et de l’accessoire. Voilà qui explique la sensation d’étrangeté que nous éprouvons en regardant l’amant double, et l’incertitude où nous sommes, ne sachant jamais vraiment si nous avons à faire à la représentation du réel ou à celle d’un rêve. Et n’est-ce pas là l’essence même du cinéma, que de jouer, comme l’inconscient, sur le désir, les images, la projection (ah ah), le détour, l’identification, le « qui-semble-identique-mais-pas-tout-à-fait » ?
Envie de psy-psy?
L’étrangeté pour autant n’existe efficacement que par effet de contraste. Ainsi, la présence de la « normalité » dans L’amant double se signale-t-elle par le biais de rassurantes banalités, prononcées par quelques docteurs du corps et de l’esprit. Des gens qui savent de quoi ils parlent, donc. Florilège : « Vos maux de ventre, c’est dans la tête. »
« Je pense que vos maux de ventre expriment quelque chose de vous, que nous allons découvrir. », « Le ventre est notre deuxième cerveau. » (parole de psy, reprise par Chloé. A moins que cette dernière se soit ici contentée de citer le dernier Psychologies-magazine….On ne sait pas.) Parallèlement à l’évocation de ces platitudes intellectuelles, Ozon décline l’abécédaire conceptuel de la psychanalyse, plus spécifiquement celui consacré aux porteuses du doublon chromosome : transfert, hystérie, frigidité, jouissance, sans oublier le bon vieux « Penisneid », l’envie de pénis qui fait tant hurler nos amies féministes et on se demande d’ailleurs bien pourquoi, car, comme le suggère le bon docteur Louis, un petit tour au sex-shop et hop…. Bref, toute la gamme freudienne est parcourue par Chloé, qui corrigeant au pied de la lettre les complexes répertoriés dont elle est censée souffrir, y compris par de torrides séances de zizi-panpan, n’en demeure pas moins angoissée, paradoxalement coincée entre le vide inassignable qui hante son âme et le trop-plein qui gonfle ses entrailles.
Organes et orifices
Cruel constat qu’impose L’amant double ! Le psy, ce « sujet supposé savoir » ne fait guère la preuve de sa compétence. Peut-être parce qu’il oublie l’essentiel : que ce soit avec Paul ou avec Louis, la relation analytique se trouve de fait très vite annihilée par le débordement du corps. Tous ces poncifs que les psys enfilent comme des perles et dont Ozon souligne le caractère inopérant semblent avoir essentiellement pour finalité de masquer l’enjeu posé par le film. Cet enjeu, c’est le corps dans sa dimension strictement organique, le corps intérieur dont moult images parsèment L’amant double, comme autant de signaux : outre les œuvres de l’exposition « Flesh and blood » que « surveille » Chloé devenue gardienne de musée, le film s’ouvre (si je puis dire) par un gros plan de son utérus dévoilé par un spéculum grand-ouvert, puis de sa vulve, dont l’image par un fondu enchaîné se métamorphose en son œil, œil dont la forme in fine s’apparente en effet à celle du sexe féminin : passage virtuose de la vue d’un organe caché, la matrice, à celle de l’organe de la vision, visible et voyant, l’œil, organes distincts mais semblables dans leur forme. Le film usera dans une autre scène du même procédé en s’engouffrant dans la bouche grande ouverte de Chloé, réminiscence de la Simone Choule du Locataire de Polanski, film dont l’esprit plane comme un fantôme sur L’amant double.
Une pirouette finale
La matrice qu’on voit au début du film représente doublement le lieu de l’origine : le trouble de Chloé ne vient ni de son âme, ni de son inconscient, mais du fait que son corps in utero ait englouti, et de ce fait aboli et conservé le fœtus de sa sœur jumelle, excroissance monstrueuse et non menée à terme, présente suffisamment pour lui faire mal au ventre, absente suffisamment pour affecter sa psyché d’un manque chronique. Le corps prime, avant même la naissance, et le jeu de l’imaginaire mis en route par Chloé, les distorsions narratives qu’imprimait au réel son esprit constituaient autant de tentatives d’exprimer un événement avant tout organique, événement ignoré d’elle. La réalité palpitante et un peu répugnante du vivant, qui malgré les apparences constituent le principe et l’essence même de L’amant double, est mise en exergue par les décors choisis par Ozon. Les personnages évoluent au sein de bâtiments monumentaux à l’architecture géométrique, froide, apollinienne (car tout y est ordonné et calculé), opposés en cela aux excroissances folles et hasardeuses du vivant, que rien ne laisse prévoir, qui ne ressemblent à rien, sinon à de monstrueux déchets et dont pourtant nous sommes constitués, avant même d’advenir à l’esprit. Et la pirouette finale du film, qui semble indiquer que, contrairement à tout ce qui vient d’être dit, « c’est dans la tête que ça se passe », peut se comprendre comme suit : le vivant imprime tant sa marque au psychisme que cette marque en dernière instance lui survit. Le vivant, par delà le biologique, subsiste grâce à l’esprit.
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