Notes à l’occasion de la relecture d’un « medium et sourcier » classique.
« Le monde, je ne le vois qu’à travers l’humain. Il faut qu’il soit écrit en hommes pour que je le déchiffre »
André Fraigneau, Val de Grâce
« René n’est pas ‘’naturel’’. Il réfléchit aux choses, c’est-à-dire qu’il les brouille pour toujours »
André Fraigneau, Camp volant
« C’était fini. Le chef d’œuvre du Hasard s’était cassé comme un jouet trop fragile. Il n’y avait plus que des gens décidés à vivre, à se marier, à former des rondes »
André Fraigneau, L’Irrésistible
En amont, entre autres, quelques maîtres : Pascal, Corneille, Stendhal, Gobineau, Barrès (qu’il visite à 17 ans), Mallarmé, et Goethe – et un presque contemporain, son intime, Cocteau.
En aval : deux veines. Si l’on ose : la veine Déon (Michel) et la veine Dupré (Guy). Le solaire et l’initié.
Le romancier romanesque, étincelant, des Étonnements de Guillaume Francoeur[1] et de L’Amour vagabond. Et l’écrivain et poète, « différent et voué à la solitude » (sic), rêveur et élu, inspiré et initié, donc, des trois journaux apocryphes (ou exercices spirituels hantés) – Le Livre de raison d’un roi fou – Louis II de Bavière (1947) ; Journal profane d’un solitaire – M. de Ponchâteau, (1947) ; Le Songe de l’Empereur – Julien l’Apostat (1952).
C’est une manière possible de lire Fraigneau (1905-1991). Deux pôles. Deux postulations non contradictoires et complémentaires qui disent, d’un côté, comme Blondin à propos de L’Amour vagabond, « un mode d’emploi de l’existence qui incite à la gentillesse sans cesser d’être une invitation à la grandeur » (et au bonheur), ou comme Nimier, toujours à propos de L’Amour vagabond, la tentation d’ « entretenir l’univers en état de noblesse et de drôlerie ».
Et, de l’autre, comme Fraigneau lui-même l’exprime à propos de Pontchâteau et du Journal profane d’un solitaire : « ce livre est le résultat d’une fièvre contractée aux abords de Port-Royal-des-Champs. Le personnage, M. de Pontchâteau, solitaire qui y jardina, m’a servi d’interprète à des réflexions personnelles. J’ai suivi la biographie de M. de Pontchâteau d’assez près. Ses voyages, son incroyable aventure sentimentale à Paris, sa sensibilité oscillant entre la beauté formelle et le dépouillement iconoclaste, tout cela est véridique. Mais en dressant le portrait en pied de ce héros complexe, divisé et possédé du « démon de la droiture », je me suis aperçu que venaient se grouper d’eux-mêmes autour de lui, d’autres personnages, les plus significatifs de notre siècle classique. Il s’est donc agi pour moi de composer une sorte d’apothéose de l’âme française à l’un de ses moments de souveraineté. »
Relisons : « Composer une sorte d’apothéose de l’âme française à l’un de ses moments de souveraineté ». Délices d’une langue inouïe qui conjugue, roman ou rêverie, la rigueur et le classicisme du Grand Siècle à l’imagination la plus fantasque, la plus échevelée et, n’en déplaise à Fraigneau lui-même peut-être, la plus romantique – celle de Guillaume Francoeur ou de René dans Camp volant : « René n’est pas ‘’naturel’’. Il réfléchit aux choses, c’est-à-dire qu’il les brouille pour toujours ».
Val de Grâce – « Guide de l’Invisible, carnet de route d’un Écorché vif au pays des Écorcés, inconscients de leur porosité au Mystère » – paraît en 1930, Les Voyageurs transfigurés, en 1933, avec une ambition voisine : ouvrir « jusqu’à l’âme les êtres les plus mats, inconscients du secret qu’ils enferment » et La Grâce humaine en 1938 (Mauriac en salue la parution dans Gringoire et écrit à Fraigneau : « Jusqu’à présent, je vous avais rangé parmi mes admirateurs. Désormais, vous pouvez me compter parmi les premiers des vôtres »).
Livres importants et singuliers – fondateurs, aussi – qui attestent une méthode et l’énoncent : « Je déteste l’imprécision, cet air d’incompris et cette figure de martyr »(Val de Grâce) – à quoi fait écho, qui ouvre Le Livre de raison d’un roi fou, ce mot de Valéry (un des attachements de Fraigneau) : « Les choses vagues m’irritaient et je m’étonnais que dans aucun ordre, personne, peut-être, ne consentît à pousser ses pensées jusqu’au bout ». Tenue, précision, musicalité et couleur, variété et richesse du lexique, voire préciosité : quelques-unes des ressources de l’œuvre.
La préface de Val de Grâce est un des premiers, et des plus beaux, textes de Fraigneau. Quelques pages d’un poète et moraliste qui valent programme – pour une vie, et une œuvre.
Les premiers mots: « Je voudrais écrire sur la grandeur, mais à qui écrire ? On n’écrit pas pour soi. Ceux qui l’ont dit nous trompent. On écrit comme on crie, pour entendre d’autres voix. Je n’ai pas de talent. Je n’en ai plus. Je ne sais plus assembler des mots, entrechoquer des images, draper des phrases. Je suis nu, sec, seul. (…) Je voudrais que l’on m’explique une fois pour toutes ce qu’est la grandeur, en quoi elle consiste. Moi qui ne fais rien de plus que les autres hommes, je suis dévoré par la grandeur. Impossible de tourner le dos une fois pour toutes à la vie héroïque. »
La Grâce humaine évoque « la grâce de l’instant ». Fraigneau y figure des enfants dont l’âge varie entre la treizième et la quinzième année : « Plus tôt, les individus ne me paraissent pas posséder la mémoire nécessaire, plus tard, l’adolescent s’abat soudain comme un uniforme moral, aimable ou ridicule suivant chacun, sombre de couleur, vague de contours, tissé d’inquiétudes, d’aspirations, de vanité ou d’humilité excessives (…) Un adolescent ne pense plus qu’à soi-même, il espère, il désespère déjà ! Il n’est plus attentif au passage de l’inespéré ».
Écho et prolongement de cette intuition à propos de l’enfance (que l’on retrouve, inchangée, dans Les Enfants de Venise) : Remy de Gourmont qui, dans ses Promenades littéraires, consacre un très beau portrait à Renan intitulé « L’Enfance d’un grand Écrivain » : « Un fait, qui se vérifie toujours, prouve bien que l’intelligence est beaucoup plus fréquente chez les enfants que chez les hommes ; c’est ceci que très souvent, au collège, le futur grand homme ne se distingue pas bien nettement des cinq ou six enfants qui tiennent la tête de leur classe ».
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Gourmont conclut sur la catégorie de ceux qui ne « savent pas maintenir (leur) niveau intellectuel » : « ceux qui, à dix, quinze ans, vont de pair avec Renan et qui, à quarante, sont même incapables de comprendre la pensée dont leur pensée fut rivale. »
Fraigneau aimait le rhum, le whisky et les cigarettes ; Yourcenar aimait ses mains – et l’homme. Drieu la Rochelle, Sachs, Malraux, Morand, Laudenbach, Paul Nizan (dont il fut le premier lecteur et éditeur chez Grasset) furent ses amis ; la Grèce et l’Italie, ses pays de villégiature ; le Rhin fut son « Grand Fleuve », le jansénisme, peut-être son climat spirituel, et la langue française, son pays d’élection.
« Innover dans la tradition » (sa lecture de « la tradition retrouvée par l’analyse » du Barrès des Déracinés) est une façon possible de définir son ambition – et de dire sa fidélité à « l’esprit classique » (vs « l’esprit romantique »).
Il assigna dans sa vie, à l’art, un rôle strictement défini : « Je veux que l’art me forme, me hausse, m’assouplisse et me rapproche des dieux, dont, si je suis un homme qui mérite ce nom, j’ai gardé quelque ressemblance et une invincible nostalgie ».
De tout cela, il fit une œuvre d’où il dispensa et prodigua la ferveur, plutôt qu’il ne l’enseigna.
En 1956, pour la réédition de L’Amour vagabond, Jacques Laurent, Roger Nimier, Antoine Blondin (qui lui dédie L’Europe buissonnière) et Michel Déon (qui lui dédie Je ne veux jamais l’oublier) écriront quatre « cartes-préfaces » qui, chacune, diront assez cette ferveur et l’amitié qui la manifeste.
En 1949, à quarante-trois ans – il lui en reste autant à vivre -, il publie une première fois L’Amour vagabond : il n’écrira (presque) plus (Le Songe de l’Empereur, 1952). A son propos, on évoqua l’élégance et le raffinement, la distinction et la race, un tempérament altier et une sensibilité exquise, une aristocratie native et une érudition gourmande, une allégresse contagieuse et une liberté insigne, un style limpide et un panache souverain, enfin, une civilisation qui consonnait avec la gratitude, la fidélité et l’amitié.
Tout cela était exactement observer. Avec le temps, on apprit que Fraigneau n’était pas de ces écrivains qu’on lisait – mais re-lisait.
On apprit aussi, avec le temps, qu’ils étaient rares.
On apprit, enfin, que Cynthia de Brouages s’était mariée. Et que ses enfants n’étaient pas les nôtres. Notre chagrin, insondable, nous fit inconsolable.
[1] Les Étonnements… (Plon, 1960, Le Rocher, 1985) regroupe, en un volume, L’Irrésistible (la vie d’étudiant) (Gallimard, 1935), Camp volant (la vie militaire) (Gallimard, 1937) et La Fleur de l’Âge (voyages et rencontres) (Gallimard, 1942).
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