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L’Abbé Pierre… sous le soleil de Satan

Une tribune libre de Daniel Salvatore Schiffer


L’Abbé Pierre… sous le soleil de Satan
Sandrine Bonnaire interprète Mouchette dans le film "Sous le soleil de Satan" (1987) de Maurice Pialat © SIPA

L’affaire de l’Abbé Pierre repose une énième fois la difficile question du célibat des prêtres.


Adulé puis conspué ! Adoré puis vilipendé, sinon répudié ! C’est là le cruel destin que vit aujourd’hui, après qu’il ait été porté aux nues par les Français, le nom de l’abbé Pierre, désormais voué aux gémonies.

Son délit, à en croire – et personne ne met certes en doute ici leur parole ni la véracité de leurs témoignages – de nombreuses femmes ? Agressions sexuelles, après avoir en outre profité de l’abusive emprise, tant morale que religieuse, qu’il exerçait, impunément en cette époque révolue, sur elles !

Certes, ce genre de pratiques, honteuses à plus d’un titre, s’avère-t-il hautement répréhensible et même, plus simplement encore, condamnable. Personne, ici, ne le nie, ni n’a même la moindre volonté de le minimiser ou de le relativiser en disculpant, a priori, ce célèbre prélat qui, au contraire, aurait normalement dû être, de surcroît, un incontestable modèle pour ses ouailles. Dont acte !

Maîtres censeurs plus que maîtres penseurs

Mais enfin, tout ceci étant dit et admis sans la moindre ambiguïté, devra-t-on, pour autant, rayer de nos mémoires, de nos rues comme de nos collèges, de notre histoire nationale comme de nos places publiques, le nom de celui qui, par-delà même son inacceptable comportement à l’égard de ces femmes, fut aussi, n’en déplaise à ses nouveaux détracteurs et autres maîtres censeurs, bien plus que maîtres penseurs, de tous bords, un Résistant de la première heure, durant la Seconde Guerre mondiale, contre le nazisme, avant de devenir ensuite, auréolé par sa fonction de prêtre, l’un des grands bienfaiteurs auprès des plus malheureux, faibles, pauvres et démunis au sein de la société civile ?

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Certes, l’ingratitude, plus encore que ce lâche et confortable oubli de circonstance, s’avère-t-elle souvent – trop souvent, hélas – la paradoxale récompense que les hypocrites de tous poils ont la fâcheuse habitude d’attribuer sans scrupules à ceux pour qui faire le « bien », au sens moral du terme, leur tenait pourtant, au cours de leur humble parcours existentiel, d’inaliénable viatique, sinon d’impératif catégorique. Le Christ lui-même – et c’est un esprit laïc et agnostique tout à la fois qui parle ici – en sait quelque chose, lui qui, après avoir dispensé gracieusement ses bienfaits et autres bénédictions, fut finalement cloué sur la croix plus encore, à l’instar précisément de l’abbé Pierre aujourd’hui, qu’au pilori !

Double postulation simultanée : contre tout manichéisme réducteur, ou l’insondable complexité de l’âme humaine

Davantage : c’est à un étrange manichéisme, où toute nuance conceptuelle s’avère effacée de la simple raison, auquel se livre ainsi ces jours-ci, par cette quasi unanime condamnation de l’abbé Pierre, une certaine vindicte populaire, trop souvent prompte à brûler sans ménagement, et sans autres formes de procès que ses propres et seules certitudes, ses idoles du passé. Ces procureurs soudain improvisés auraient-ils donc oublié aussi, parallèlement à l’outrancière simplification de leur faculté de juger, combien le tréfonds de l’âme humaine peut parfois se révéler également – et c’est là l’un des incompressibles éléments de sa richesse intellectuelle – d’une insondable complexité ?

C’est d’ailleurs là ce qu’écrit, pour qui sait lire entre les lignes et surtout en profondeur, l’un des poètes les plus insignes de notre littérature moderne, Charles Baudelaire, pourtant impie parmi les impies nonobstant sa foncière éducation chrétienne et même catholique, dans Mon cœur mis à nu (1863), l’un de ses deux « journaux intimes » (avec Fusées). De fait, y énonce-t-il à juste titre dans le paragraphe XI, intitulé, très emblématiquement, « Double postulation simultanée » : « Il y a dans tout homme, à toute heure, deux postulations simultanées, l’une vers Dieu, l’autre vers Satan. L’invocation à Dieu, ou spiritualité, est un désir de monter en grade ; celle de Satan, ou animalité, est une joie de descendre. »

Oui : à méditer, cette ultime vérité, tant philosophique que psychologique, au regard de celui, l’abbé Pierre donc, qui fut effectivement, jusqu’à ce que les récentes foudres de cette sorte de nouvelle police des mœurs ne s’abattent aussi violemment sur lui, ce « prêtre selon son cœur », comme le spécifia encore naguère le grand Baudelaire pour définir le poète, de la majorité des Français !

Un lynchage médiatique assorti de wokisme idéologique

Du reste, on reliera également, en guise de complément à cette édifiante lecture, l’admirable roman, centré sur la soumission à la tentation de la chair, de Georges Bernanos, Sous le soleil de Satan (1926), magnifiquement adapté, au cinéma par Maurice Pialat en 1987 et dont le rôle principal fut par ailleurs interprété, de manière non moins magistrale, par – autre récente victime de semblable lynchage mâtiné d’un très idéologique et même sectaire wokisme (l’abominable cancel culture, assortie de ses absurdes « déconstructions » de certains de nos mythes les plus ancrés) – un certain Gérard Depardieu…

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Paix donc, malgré cette chasse aux sorcières qu’orchestre de plus en plus ouvertement le dictatoriale bien-pensance de notre pseudo-modernité, à son âme, puisque, mort et enterré depuis dix-sept ans maintenant, il n’a même plus le droit de s’expliquer ni, le cas échéant, de se défendre ou même de s’excuser ! Oui : il est aujourd’hui de prétendus tribunaux populaires ou médiatiques, mal nommés « moraux » ou « civils », qui ont les rances et même nauséabonds relents, d’ancienne et sinistre mémoire, d’inquisition moyenâgeuse sous le fallacieux prétexte de progressisme civilisationnel. Quant à l’authentique pardon, vertu pourtant intrinsèque à la charité chrétienne, ces apparentes bonnes âmes n’en connaissent manifestement pas la transcendantale (à défaut de céleste ou divine) signification, ni le véritable prix. Il faut, pour cela, plus de noblesse d’esprit, de profonde humanité, du sens de la compassion et de générosité d’âme !

Le célibat des prêtres, contraire à la nature humaine ?

Enfin, last but not least, peut-être l’Église catholique elle-même, qui n’est certes pas exempte de responsabilité dans ce genre de dérives sexuelles dont s’est rendu coupable l’abbé Pierre, devrait-elle enfin reconsidérer, sinon carrément annuler sur le plan doctrinal, l’obligatoire et aberrant célibat des prêtres, en tous points contraire aux exigences et pulsions les plus irréductibles de la nature humaine !

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Philosophe, écrivain, auteur d’une quarantaine de livres, directeur de l’ouvrage collectif, autour de 33 intellectuels majeurs, « L’humain au centre du monde – Pour un humanisme des temps présents et à venir. Contre les nouveaux obscurantismes » (Editions du Cerf).

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