Gil Mihaely. Vous aviez prévu la victoire de Donald Trump et rédigé un article, il y a cinq mois, rendant public votre pronostic. Comment avez-vous réussi là où presque tout le monde a échoué ?
Serge Galam[1. Serge Galam est physicien, théoricien, spécialiste des systèmes désordonnés, fondateur de la sociophysique, directeur de recherche au CNRS.]. Moi aussi, j’ai été surpris de la victoire de Trump. En voyant les derniers sondages et en écoutant les experts, j’ai eu du mal à croire à la prédiction du modèle que j’ai développé…
Malgré tout, vous avez maintenu votre prédiction…
C’est précisément le principe de l’approche sociophysique. A partir du modèle qu’on développe, on fait des prédictions sur un événement réel, et on s’y tient, pour tester le bien-fondé du modèle. Et cela indépendamment de sa perception personnelle. Il ne s’agit pas de devenir « voyant », mais d’élaborer un outil prédictif. C’est seulement en fonction des succès et des échecs des prédictions que l’on peut retravailler le modèle, le renforcer, sachant qu’il n’est pas la réalité.
Est-il vraiment envisageable de réduire les comportements des hommes et des sociétés à de modèles scientifiques ? Cela semble contraire à notre vision de l’histoire, selon laquelle rien n’est jamais joué d’avance et aucun événement inévitable…
Tout d’abord, je tiens à vous faire remarquer que “nos” visions du monde, de l’homme et de leurs histories n’ont de valeur que par la croyance que nous leur octroyons. Vouloir défendre “notre“ vision du libre arbitre au nom de l’a priori que nous en avons est la meilleure façon de nous enfermer dans nos déterminismes dans le cas où ceux-ci existeraient vraiment. Si l’homme obéit à des lois dans ses comportements, ce sera seulement en les identifiant que l’on pourra éventuellement atteindre un libre arbitre en inventant les manières de nous affranchir de ces lois. Mais certainement pas en affirmant qu’elles n’existent pas.
Ensuite, l’existence de lois quantifiables n’implique pas forcément le déterminisme et l’ordre. Les progrès énormes réalisés dans notre compréhension du fonctionnement du monde inanimé depuis une quarantaine d’années nous ont fait découvrir les comportements probabilistes et chaotiques, le rôle essentiel des défauts et de l’hétérogénéité ainsi que la richesse des systèmes désordonnés. Et en effet, je pense qu’il existe des évènements inévitables, et que c’est paradoxalement lorsqu’on aura identifié leurs mécanismes, que l’on pourra peut-être mettre sur pied des scénarios d’évitement. Mais dans tous les cas, la sociophysique ne prétend ni n’aspire à se substituer aux sciences sociales. Elle ambitionne d’apporter une contribution différente et cohérente du social et du politique, qui viendra en supplément des approches traditionnelles. En particulier, mon modèle de dynamique d’opinion aura besoin des contributions d’autres disciplines comme l’histoire, la psychologie, la psychologie-sociale, les sciences politiques, pour devenir un outil solide de prédiction social et politique. Les enjeux sont incommensurables et l’histoire nous apprend qu’il est urgent d’élaborer de nouveaux paradigmes pour pouvoir espérer ne pas retomber dans les pièges catastrophiques du passé.
Ce modèle, de quoi s’agit-il ? D’un algorithme ?
L’originalité de mon modèle est justement qu’il ne repose pas sur un algorithme. Alors que les Big Data sont à la mode et font rêver tous les chercheurs, mon approche utilise très peu de données. Il s’agit d’une construction formelle qui suppose des lois d’interaction entre individus, celles-ci étant régies par une dynamique d’évolution locale. C’est à partir de discussions répétées et informelles entre de petits groupes d’individus, qu’on calcule l’état collectif au moment du vote. Et c’est là qu’intervient la « magie » de la modélisation mathématique à la physicienne. Les « faiblesses » mathématiques du modèle sont compensées par des hypothèses qui font appel aux sciences sociales. Je procède ainsi comme on le fait en physique lorsqu’on essaie de comprendre un problème.
Votre modèle est-il fiable ?
Nous sommes au début de ces recherches et même si mon modèle a permis depuis 2005 [Ndlr : Serge Galam avait prédit la victoire du Non au référendum pour une Constitution européenne] de faire plusieurs prédictions réalisées, il est encore loin d’être validé. Néanmoins, ses succès indiquent que nous sommes sur une voie prometteuse. Mon approche permet déjà de donner des éclairages nouveaux, souvent contre-intuitifs, à certains phénomènes sociaux et politiques, qui par ailleurs semblent aller de soi, comme par exemple le caractère démocratique d’un débat public, au sens où ce débat permettrait de faire émerger l’avis de la majorité des individus qui y participent.
Concrètement, comment avez-vous procédé pour travailler sur les élections américaines ?
Ce modèle fonctionne essentiellement sur deux composants : un qu’on peut qualifier de rationnel et un autre qu’on peut décrire comme plutôt psychologique. Le premier composant correspond à une dynamique d’échange d’arguments au sein de petits groupes d’individus rationnels. L’électeur et ses proches parlent d’un candidat ou d’un sujet, chacun défend une opinion jusqu’au moment où une majorité se dégage, amenant ainsi la minorité initiale à se rallier à la majorité. C’est démocratique. Or, il peut arriver que cette mise en commun des arguments pour et contre crée une impasse collective au sein du groupe qui discute : les arguments se neutralisent les uns les autres. Résultat : le groupe ne sait plus quoi choisir ! Les choix se valent. Dans cette situation, la raison n’est pas en mesure de faire un choix, et c’est là qu’intervient le deuxième composant : la psychologie, les phénomènes cognitifs et des éléments de sciences sociales. Quand les arguments s’annulent, les individus se laissent porter dans leur choix par un biais cognitif ou un préjugé, conscient ou inconscient, qui, s’invitant subrepticement dans le débat, lève le doute dans une direction ou une autre en fonction de son contenu, sans que les gens y fassent référence. C’est une forme de choix au hasard sauf que les dés sont biaisés par le préjugé…
Par exemple ?
Quatre individus discutent d’une réforme. Si deux la soutiennent et deux s’y opposent et que les arguments des uns et des autres se neutralisent, le groupe ne sait pas quoi choisir et ne peut dire sur la base des avantages et inconvénients identifiés, s’il accepte ou rejette la réforme. À ce moment-là, dans beaucoup de cas, le préjugé – commun à de nombreuses personnes – qui pourrait être activé est : « s’agissant de changement de cadre de vie, dans le doute, mieux vaut s’abstenir ». Donc, à ce moment-là, les deux personnes qui étaient pour la réforme se joignent aux deux qui étaient contre et tous rejettent finalement la réforme.
Mais si on change d’enjeu, par exemple pour décider non pas d’une réforme mais du choix d’un nouveau Smartphone, au sein du même groupe, dans la même situation de doute collectif avec des choix qui se valent, un préjugé contraire peut s’activer : la prime à la nouveauté. C’est le déclenchement de ces préjugés lors de l’occurrence de doutes locaux, qui crée un bouleversement de la dynamique d’opinion, où une opinion minoritaire va progressivement devenir majoritaire entraînant du même coup la fonte de la majorité initiale.
Pour pouvoir appliquer le modèle, il est donc essentiel d’identifier les préjugés pertinents qui pourraient être activés en cas d’impuissance de la raison face à une agrégation d’arguments contradictoires.
Mais lorsque l’argumentation tombe dans l’impasse, les gens peuvent réagir de plusieurs façons : s’obstiner, rester « seuls contre tous »,… et donc faire appel à un mécanisme psychologique qui ignore les préjugés…
C’est un élément très important. Il existe trois mécanismes dans mon modèle : activation des préjugés, prédominance d’inflexibles et présence de contrariants. Une faiblesse actuelle de l’application de mon modèle est que je dois, en combinant différents sondages et ma perception des préjugés potentiellement activables, décider lequel de ces trois ingrédients est déterminant dans une campagne d’opinion donnée.
Comment votre modèle a-t-il fonctionné dans le cas des élections américaines ?
J’ai d’abord décidé que le mécanisme déterminant était celui du déclenchement des préjugés. Ensuite, j’ai commencé le travail, à l’époque de la primaire, en sélectionnant le préjugé suivant : « Si un groupe d’individus discute avec deux personnes pour Trump et deux pour Ted Cruz (son principal adversaire de la primaire républicaine), et qu’on arrive à une égalité d’arguments pour l’un et l’autre, le préjugé activé est de préférer l’expérience et donc Cruz, un homme politique expérimenté plutôt que Trump qui n’a jamais été élu. Dans ce cas, le modèle prédisait la défaite de Trump dès la primaire des républicains comme la quasi-totalité des experts et analystes.
Mais j’ai été invité aux Etats-Unis en février 2016, et c’est là-bas que j’ai compris que ce n’était pas aussi simple. Trump avait commencé à lancer ses affirmations choquantes en mettant tout le monde hors de lui. Ce que faisait Trump, en choquant, sur tel ou tel thème, c’était activer des préjugés endormis ou gelés. Il changeait la hiérarchie du préjugé qui allait être actif en cas d’hésitation. Quand il fait une affirmation éhontée contre les Mexicains, beaucoup de ses supporters disent sincèrement : « Je ne peux plus voter pour lui parce que c’est une affirmation raciste. » Et effectivement il chute dans les sondages. Mais cette indignation créée par son affirmation réveille en même temps un préjugé qui sommeillait chez ces mêmes gens furieux contre lui. In fine, en cas de doute, sans avoir besoin de dire qu’ils le choisissent à cause de ça, ils étaient guidés par un préjugé anti-immigration ou anti-mexicain. Cela explique sa montée après la baisse. Ces outrances ont réveillé et activé tour à tour des préjugés anti-latinos, antimusulmans ou sexistes et cela chez des gens sincèrement choqués par ces propos. Quand j’ai compris cela, j’ai tenu la clé de la bonne application de mon modèle de dynamique d’opinion. Alors qu’avant son « dérapage » le préjugé activé jouait contre Trump, son outrance, bien qu’elle le fasse chuter dans un premier temps, lui permet ensuite de remonter grâce au nouveau préjugé activé cette fois en sa faveur et au débat relancé par ses propos.
Cela introduit un élément supplémentaire : la durée de la campagne…
Tout à fait ! Plus la campagne est longue, plus les gens discutent, et plus ils ont de chances de se retrouver dans une impasse, dans une situation de doute collectif. Et quand ils sont dans un doute collectif, les préjugés pertinents s’activent. Aux Etats-Unis le fait que la campagne ait été très longue a clairement joué pour Trump. Un long débat ouvert et démocratique va créer de plus en plus de cas de doute et favoriser la montée en puissance des préjugés dans les décisions des gens qui discutent.
Trump a donc eu raison de ne pas écouter certains de ses conseillers…
Oui. À partir du moment où il a été le candidat républicain, beaucoup de ses conseillers, et même lui, ont pu se dire : « maintenant, il faut que tu deviennes raisonnable, respectable… présidentiable ». D’après mon modèle, s’il avait fait ça, il était sûr de perdre. Ce qu’il fallait absolument, c’est qu’il continue sa dynamique provocatrice mais en modifiant le positionnement des préjugés à activer. Alors que pour les primaires, il fallait qu’il active des préjugés présents en majorité chez les Républicains, pour la présidentielle, il fallait qu’il touche des préjugés présents à la fois chez les Républicains et quelques Démocrates. Et le sexisme est un des préjugés les plus partagés, indépendamment des choix politiques.
Vous voulez dire que le célèbre enregistrement qui a failli le tuer politiquement était en fait une bénédiction ?
Oui. D’après mon modèle, en rendant publique cette conversation privée on lui a rendu un service énorme parce qu’on a activé le préjugé sexiste. Mais il a d’abord subi une baisse dans les intentions de vote : on peut en conclure que cette arme aurait été fatale pour lui si elle avait été utilisée un peu plus tard, à quelques jours du vote.
Pourquoi le même genre de mécanisme n’a-t-il pas été bénéfique à Hilary Clinton ?
Ces mécanismes ont aussi marché dans son cas, mais surtout contre elle lors de la primaire démocrate. En cas de doute entre elle et Bernie Sanders, les préjugés activés ont été en majorité favorables à Sanders : « Clinton est une va-t-en-guerre », « Elle est achetée par Wall Street », « elle n’est pas très honnête avec les e-mails ». Mais si ça n’a pas suffit à faire gagner Sanders, ça a sûrement joué pour la faire échouer face à Trump.
Et ici en France, avez-vous travaillé sur la primaire des Républicains ? [question posée le 15 novembre, cinq jours avant le 1er tour]
Oui. Mes premiers résultats, depuis maintenant quinze jours, montrent que Juppé va perdre. Pour moi, c’est Fillon ou Sarkozy. Mais le vote annoncé d’un grand nombre d’électeurs de gauche en faveur de Juppé risque fort de fausser la donne.
Et pour la présidentielle de 2017 ?
Je commence à y travailler mais on ne connaît pas encore l’ensemble des candidats. Selon moi, on est passé depuis plusieurs mois à une situation où l’élection de Marine Le Pen à la présidence de la République en 2017 était impossible à une situation où son élection est désormais improbable, improbable signifiant qu’elle a très peu de chance de se réaliser mais qu’elle est désormais de l’ordre du possible.
Serge Galam, Sociophysics: A Physicist’s Modeling of Psycho-political Phenomena », 439 p. , Springer 2012.
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