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L’Évangile selon saint Philby


Alors, Kim Philby : héros, salaud, traître ou idéaliste ? Allez savoir. C’était le temps des loyautés plurielles et des fidélités contradictoires, le temps de la Guerre froide, qui engendra une nouvelle figure mythologique, celle de l’espion. L’espion est un antihéros, un soldat de l’ombre qui meurt sans gloire dans des combats douteux, abattu dans le dos, torturé dans une cave ou, dans le meilleur des cas, échangé par une nuit pluvieuse à un check-point sinistre des années 1970.[access capability= »lire_inedits »]

Finalement, il est un homme gris, ordinaire, loin de l’icône james-bondienne de Ian Fleming; parfois même juste un petit fonctionnaire surdoué et appliqué, tatillon mais, à l’occasion, tranquillement héroïque. C’est le cas de Smiley, personnage fétiche de John Le Carré, notamment dans La Taupe qui a fait l’objet d’une récente et remarquable adaptation cinématographique de Thomas Alfredson avec Gary Oldman dans le rôle principal et qui raconte de manière très romancée comment Philby, justement, fut découvert.

John Le Carré est un petit bourgeois anglais étriqué, nationaliste, viscéralement anticommuniste mais un formidable écrivain. L’un n’empêche pas l’autre, ça se saurait. Pour lui, le cas Philby ne fait aucun doute : c’est l’archétype du traître qui faillit avoir la peau du Royaume-Uni avant d’être démasqué et d’être exfiltré de justesse par l’URSS où il termina paisiblement sa vie en gloire nationale avec des timbres à son effigie, ne tirant sa révérence définitive qu’à 77 ans, à Moscou, en 1988. Ce qui lui épargna, à quelques mois près, d’échapper au spectacle de l’effondrement définitif de son rêve. Un rêve rouge qui avait guidé toute sa vie, depuis le temps où, étudiant à Cambridge, il distribuait le Daily Worker entre deux compétitions d’aviron, jusqu’à l’époque où il devint l’un des hauts responsables du MI6, ce qui lui permit de fournir en flux constant des renseignements essentiels au KGB.

Robert Littell, une autre des très grandes plumes de la littérature d’espionnage, auteur notamment d’un monumental roman vrai sur la CIA, La Compagnie[1. Points Seuil.] s’est sans doute rappelé la citation de Woodsworth qui dit que l’enfant est le père de l’homme. Pour comprendre Philby, il est allé voir du côté de sa jeunesse, en particulier des années 1933-1945 au cours desquelles celui-ci acquit la certitude que le communisme n’était pas seulement un idéal généreux mais la seule chance de vaincre le nazisme et le fascisme.

Son titre, Portrait de l’espion en jeune homme, est une référence à Joyce – le mot « espion » remplaçant « artiste », ce qui n’est pas innocent. L’espion et l’écrivain pensent pareillement que l’important est de produire une fiction crédible et d’être capable de réinventer sans cesse son destin, quitte à ne plus savoir où est la vérité et où est le mensonge. « Je suis un mensonge qui dit toujours la vérité », disait ainsi Cocteau qui, dans son genre, aurait fait un très bon espion.

Portrait de l’espion en jeune homme reste un roman dans la mesure où il propose une interprétation, profondément empathique au demeurant, de l’itinéraire de Philby dont il restitue remarquablement l’ambiguïté. Le jeune homme n’a pas l’impression de trahir sa patrie, bien au contraire : pour lui, renseigner les communistes, c’est sauver l’Angleterre de l’impérialisme hitlérien. Il peut aussi se mentir à lui-même en fermant les yeux sur le stalinisme, dont il devine les crimes quand ses officiers traitants, rappelés à Moscou, ne reviennent jamais, engloutis par les purges.

La technique narrative de Littell est fascinante : on n’entend jamais parler Philby lui-même, mais uniquement ceux qui croisèrent sa route à cette époque. Sa femme, juive, hongroise et communiste, épousée en catastrophe à Vienne avant de fuir en moto alors que la répression de Dolfuss s’abat sur le mouvement ouvrier, une actrice convertie au franquisme qu’il croise pendant la guerre d’Espagne alors qu’il est correspondant du Times et feint d’être favorable au camp fasciste, un de ses officiers traitants qui n’aura pas le droit à sa dernière cigarette dans le sous-sol de la Loubianka ou encore son ami Guy Burgess, homosexuel flamboyant, un des « cinq de Cambridge », ainsi que fut désignée cette bande d’étudiants devenus marxistes en découvrant la misère des mineurs à quelques encablures de leur si joli campus et tous recrutés par Moscou à peu près en même temps.

Ainsi Littell parvient-il à tracer en creux un portrait possible de Harold Adrian Russel Philby, dit « Kim », bègue et élégant, sensible et amoureux, incapable de tuer mais doté d’un vrai courage physique, fidèle à une Idée comme on l’est à une femme aimée à qui l’on passe tout.[/access]

Philby, portrait de l’espion en jeune homme, de Robert Littell (BakerStreet).

Avril 2012 . N°46

Article extrait du Magazine Causeur



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