Notre relation à la mort manque de franchise, écrivait Freud en 1915 : après plus de trente interventions chirurgicales de 1923 à 1938, le père de la psychanalyse demeura d’une lucidité dénuée de tout sentimentalisme lors de la phase terminale de son cancer, devenue pour lui une « torture » ôtant tout « sens » à sa vie. Il sollicita son médecin pour qu’il lui administre les doses de morphine destinées à anéantir les quelques forces encore vives qui faisaient obstacle à sa faculté biologique de mourir. Exemple poignant de cet organisme en « conflit permanent avec les forces naturelles qu’il subordonne pour assurer son unité vitale » : les agonisants, encore conscients, n’attendent-ils pas « impatiemment » la fin en répétant la terrible exclamation « Que c’est long » ? Ne devrions-nous pas méditer sur ce cas paradigmatique de « sédation profonde et continue » au moment où l’Assemblée nationale débat de la proposition de loi « Claeys Leonetti » sur la fin de vie ?
Deux choses nous frappent dans les réflexions qui accompagnent le processus législatif en cours : les tentatives de captation de la mort humaine par la religion et les manifestations, certes minoritaires au sein du corps médical, de furor sanandi, la rage de guérir.
Réunis dans une étonnante union sacrée, celle-là même qui intervient parfois sur le perron de l’Elysée dès qu’un grief touchant l’un risque de discréditer les deux autres, les trois monothéismes arc-boutent leur argumentation sur le « respect de la vie » et la dénonciation de « l’euthanasie ». Leur mise en garde sur les risques de confier notre condition de mortels à des semblables nous fait penser à la légende de Prométhée, accusé et puni par Zeus d’avoir dérobé le feu divin permettant à l’humanité d’accomplir d’indéniables progrès dans le processus de civilisation. La conquête, par l’homme, de la maîtrise de son destin terrestre vient probablement affaiblir les possibilités d’acceptation, relayées par les croyances, d’une vie réduite à la préparation d’une existence ultérieure et, comme le mentionne Freud, contrarie « l’intention de ravir à la mort sa signification d’abolition de la vie[1. Sigmund Freud, Notre relation à la mort, Petite Bibliothèque Payot n° 881, 2012, p. 68.] ». Pour une fois, la psychanalyse relaiera sans rechigner les dogmes ecclésiaux : dans notre inconscient, chacun de nous est persuadé de son immortalité !
Dans cet appel publié dans Le Monde, les dignitaires religieux s’inquiètent d’une « nouvelle tentation : celle de donner la mort, sans l’avouer ». D’où pourrait venir, nonobstant les millénaires d’hominisation y compris spirituelle, cette « tentation » si ce n’est de l’homme « civilisé » lui-même ? L’investigation des processus psychiques ne dit d’ailleurs pas autre chose : notre inconscient recèle pour autrui un « désir de mort sérieux et plein de force ». Mais les prélats se trompent de registre – d’instance psychique – en évoquant « la conscience humaine quand il est question de vie ou de mort » : point n’eût été besoin d’édicter le « tu ne tueras point » si l’âme humaine ne l’avait pas secrètement – inconsciemment – désiré. Quid des médecins qui nous soignent ? Curieusement, les allégations des trois religions rejoignent celles d’un petit nombre de médecins et chirurgiens opposés eux aussi à cette proposition de loi en raison du « risque euthanasique ». Leur rejet de ce texte aurait-il un lien avec leur pouvoir exorbitant de furor sanandi, nourrie officiellement du serment d’Hippocrate mais susceptible néanmoins de se transformer en acharnement thérapeutique ?
Profondément enfouie dans la pensée archaïque, refoulée par nos sociétés consuméristes contemporaines, la mort reste irreprésentable dans l’inconscient : c’est « l’idée de la mort et non la mort elle-même que nous craignons », rappelle Voltaire[2. Benedetta Craveri , Madame du Deffand et son monde, Points Essais n° 378, Seuil, 1999, p. 263.]. Elle dessine un parallèle avec tous les autres grands stades de la vie. L’entrée dans le dernier signe un ultime remaniement psychique, une réadaptation rendue nécessaire par la rupture éprouvée entre les métamorphoses incontrôlables du corps et l’impréparation de la psyché : l’inconnaissance du néant suscite des élaborations mentales qui aident à supporter l’insupportable. La maladie incurable introduit la notion d’urgence et « l’urgence a à voir avec la mort[3. Michel de M’Uzan, Aux confins de l’identité, NRF Gallimard, 2005, p. 91.] ». La libre faculté laissée au patient d’une euthanasie active l’extrait de cette impasse aliénante et lui ouvre, dans un paradoxe non dépourvu d’une singulière étrangeté, un « au-delà de la maladie » : nouvel objet à même de réinstaurer une liberté structurante du sujet. « Le moment de mourir, au cas où l’inévitabilité de la mort, peut-être après un dur combat, est reconnue et acceptée, s’accompagne de cette omniscience hors du temps et de l’espace[4. Sandor Ferenczi, Réflexions sur le masochisme, Petite Bibliothèque Payot, n° 871, 2012, p. 102.] » : Freud aurait-il pu survivre pendant quinze ans malgré d’horribles souffrances s’il n’avait pas reçu la promesse solennelle de son médecin de l’aider à mourir le moment venu ?
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