L’Etat Islamique : Djihad et blitzkrieg


L’Etat Islamique : Djihad et blitzkrieg

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Les images d’horreur qui nous arrivent du Nord de l’Irak où les forces de l’EI (Etat Islamique) étendent leur domination sont stupéfiantes à plus d’un égard. Dans un premier temps, ce sont évidemment la cruauté et la barbarie de ces fous d’Allah qui soulèvent le cœur. Puis surgit une question qui ne laisse pas d’être angoissante. Comment se fait-il que l’armée irakienne, pourtant très supérieure en effectifs et en armement, ait été si facilement balayée par ceux dont nous nous plaisions à croire qu’ils n’étaient que des bandes armées ?

Quand, début juin, les troupes de ce qui s’appelait alors EIIS (Etat Islamique en Irak et en Syrie) ont traversé la frontière syro-irakienne, les islamistes ultra-radicaux alignaient à peine quelques milliers d’hommes, essentiellement des fantassins, face à trente mille soldats irakiens encadrés, organisés et bien équipés, dotés de services de renseignements et des forces aériennes. Sur le papier, l’armée irakienne ne devait faire qu’une bouchée de l’EI. Or, elle s’est effondrée sans livrer bataille.[access capability= »lire_inedits »]

Certains accusent l’ancien premier ministre irakien, le chiite Nouri Al-Maliki, d’avoir laissé pourrir la situation pour servir de sombres calculs de politique intérieure et extérieure. D’autres évoquent la corruption et le communautarisation des forces armées. Tous ces éléments ont sans doute joué un rôle. Mais les causes profondes de cette débandade sont à chercher dans l’histoire irakienne de ces quatre derrière décennies.

En 1980, Saddam Hussein lance son armée dans une guerre avec l’Iran qui sera un carnage des deux côtés. Malgré sa supériorité numérique et qualitative, celle-ci se révèle incapable de profiter de la fragilité du régime iranien lendemain de la Révolution islamique de 1979. Huit ans plus tard l’armée irakienne sort exsangue de ce long conflit. Or, c’est à peine deux ans plus tard que Saddam Hussein lance ses divisions sur le Koweit. Résultat, entre janvier et mars 1991, l’armée irakienne est mise en pièces par la coalition internationale constituée autour de l’armée américaine. S’ensuivent douze ans de sanctions avant qu’une nouvelle catastrophe ne s’abatte sur cette armée : l’offensive américaine de 2003 l’avait littéralement anéantie, dévoilant au grand jour ses multiples failles et faiblesses. Du coup, quand les Américains décident de créer, pratiquement de toutes pièces, une nouvelle armée pour un nouvel Irak ils préfèrent limoger ou éloigner les rares officiers qui auraient pu assurer un minimum de continuité et qui, de surcroît, rejoignent souvent l’insurrection – une double peine.

C’est en ce moment-là qu’interviennent les causes déjà mentionnées: la corruption et le sectarisme gangrènent, dès le début, la nouvelle armée irakienne. Nouri Al-Maliki, qui a dirigé le pays de mai 2006 et à sa récente éviction, a systématiquement favorisé la promotion des généraux chiites – comme lui – qui lui étaient politiquement loyaux, souvent promus à la place des généreux sunnites plus compétents. Pire encore, Maliki a construit l’outil militaire irakien non pas pour assurer la souveraineté et la défense nationales mais pour protéger le régime et réduire le risque d’un coup d’Etat militaire. Le résultat s’est révélé à la hauteur de son népotisme : « mauvais éléments » éloignés de la capitale, meilleures unités transformées en garde prétorienne, commandement attribués comme une sorte de « fromage » à des fins politico-communautaires. Cette politique des copains et des coquins fait inéluctablement chuter le moral des troupes et provoque des problèmes de discipline et un manque de professionnalisme certain. Autant de chemins qui conduisent au fiasco de Mossoul.

Ce bilan désastreux doit cependant être tempéré par trois remarques. Primo, certaines unités de l’armée irakienne ont certes failli mais d’autres, notamment celles qui sont déployées autour de Bagdad, n’ont pas eu pour l’instant l’occasion de montrer de quoi elles étaient capables. Deuxio, il faut noter que l’armée syrienne, dont l’histoire récente est moins mouvementée que celle de l’armée irakienne, s’est montrée, elle aussi, étonnamment inefficace face à quelques dizaines de milliers d’insurgés divisés et mal équipés. Alors qu’elle a pratiquement les mains libres depuis trois ans – seul l’usage des armes chimiques lui étant interdit –, cette armée moderne peine à atteindre ses objectifs et se voit obligée de s’appuyer sur des milices communautaires et le Hezbollah libanais. Tertio, les forces kurdes ou peshmergas (« ceux qui affrontent la mort ») n’ont pu endiguer l’avance de l’EIIS. Cet échec laisse penser que, malgré ses lauriers passés, l’administration autonome kurde a gravement échoué. Les images des quinquas bedonnants en costumes traditionnels ou en treillis-baskets, chargés de contenir l’avant-garde de l’EI au début de l’été laissent perplexe. Le manque de moyen ne suffit pas, en effet, à expliquer la bérézina kurde. L’aide occidentale et le soutien militaire actif des Etats-Unis ont certes permis de renverser la vapeur. Mais à l’évidence ce n’est pas demain qu’un Kurdistan autonome ou indépendant sera capable d’assurer la sécurité de ses citoyens.

Pour les Etats-Unis, EI N’est pas un adversaire inconnu. En 2007-2008, les forces américaines déployées en Irak, renforcées par la mise en œuvre du « Surge », ou « Sursaut » (opérations « Fantômes » 1, 2 et 3), étaient déjà parvenues à réduire considérablement les capacités militaires de ce qu’on appelait alors Al-Qaïda en Irak. Or, depuis, les Américains ont quitté le pays, Al-Maliki a tout fait pour s’aliéner les sunnites, tandis que le « printemps arabe » offrait aux islamistes radicaux un nouveau terrain de jeu en Syrie. Profitant du retrait américain d’Irak, le noyau dur de vétérans de la guerre civile irakienne a ainsi pu constituer, en à peine deux ans, une nouvelle force de frappe.

Fort de ces troupes toutes fraîches, l’Etat islamique a délaissé l’insurrection (harcèlement d’une force supérieure par des embuscades, des mines et des attentats-suicides) au profit d’une stratégie militaire plus conventionnelle. Reste à espérer que l’armée du Calife Al-Baghdadi ressemble à la grenouille qui voulait être aussi grosse que le bœuf. Comme dans la fable, cela a commencé par marcher : les points forts de l’EIIS (morale, discipline, encadrement de qualité par d’anciens militaires irakiens, tactiques habiles) joints à l’extrême faiblesse de leurs adversaires leur ont permis de remporter des succès indéniables. En revanche, sur le plan militaire, opérer à la manière d’une armée régulière avec ses colonnes de véhicules et ses effectifs nombreux place Al-Baghdadi face à des contraintes autrement plus lourdes que la direction d’un groupe terroriste dans le cadre d’une stratégie de guérilla. S’il suffit d’ordonner à un homme fanatisé de se faire exploser où l’on veut, commander des troupes et des Toyota 4×4 qui ont besoin d’essence, d’huile et de pièces de rechange est une autre paire de manches.

Sur le plan politique, contrairement aux conquérants arabes du VIIe siècle dont il s’inspire, l’EI n’a pas une véritable stratégie d’occupation et d’Empire. En Syrie, ses nervis n’ont pas mis longtemps pour s’aliéner les populations des territoires qu’ils contrôlaient par leur cruauté, leur fanatisme, sans oublier leur absence totale de subtilité politique. S’ils ont lu Mao, ils n’en ont pas retenu grande chose. Incapable de se fondre dans les populations comme des poissons dans l’eau, ils sont chez eux sur Twitter, Facebook et Youtube. Et c’est sans doute cela qui les rend particulièrement dangereux. Ils ne se contentent pas de prospérer sur les dépouilles des Etats irakien et syrien, ni de se nourrir de toutes les pathologies du monde arabe. Ils ont lancé un combat culturel contre l’Occident et ses valeurs libérales, séduisant partout des jeunes musulmans déracinés qui confondent fantasme et histoire, colère et politique, réalité et jeu vidéo, sens critique et complotisme. C’est cette internationale musulmane, aguerrie aux technologies modernes, qui constitue la véritable force de l’EIIS et la principale menace qu’il fait peser sur le monde.[/access]

* Photo : SIPANY/SIPA. SIPAUSA30112243_000023

Septembre 2014 #16

Article extrait du Magazine Causeur



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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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