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L’énigme de l’euro fort dans une Europe faible


Pour tenter de comprendre quelque chose à la force de l’euro sur le marché des changes, il nous faut abandonner ce qui nous reste de cartésianisme.

Cette anomalie saute aux yeux quand on rapproche deux chiffres : lors de son lancement, le 1er janvier 1999, la monnaie unique cotait 1,18 dollar dans un contexte économique des plus favorables qui voyait toutes les économies concernées enregistrer une croissance supérieure à 3 % assortie de la création de plus d’un million et demi d’emplois par an sur l’ensemble de la zone ; aujourd’hui, après deux années de crises violentes des dettes publiques, dans une conjoncture de marasme général qui entraîne une contraction incessante du nombre global des emplois, l’euro continue de caracoler au-dessus de 1,30 dollar.

La comparaison avec la situation britannique fournit une première piste. Le Royaume-Uni, qui reste frappé par la récession (moins 4 % en 2011 par rapport à 2008) et la destruction d’emplois (un gros million depuis le début de la crise), a vu sa monnaie se déprécier de plus de 20 % vis-à-vis de la moyenne de ses partenaires commerciaux. Tout se passe donc comme si le marché des changes entérinait le déclin anglais par une dépréciation monétaire mais se refusait à sanctionner la crise européenne par une dévaluation. Vérité au-delà de la Manche, erreur en deçà ?[access capability= »lire_inedits »]

Autant dire en effet que ce ne sont pas les perspectives favorables, pour les économies de la zone ou les budgets des États membres, qui expliquent la force de l’euro. En ce printemps 2012, nous savons que les trompettes de la reprise ont résonné trop tôt. Après le rebond de l’activité de 2009 et 2010, soit les économies ont rechuté, et pas seulement en Grèce, mais aussi en Espagne, en Italie, aux Pays-Bas et au Portugal, soit elles connaissent une croissance insignifiante, comme en France, ou faible, comme en Allemagne – seul pays qui ne détruise pas d’emplois. Et la réduction des déficits publics engagée en conjuguant réductions de dépenses et nouvelles taxations ne laisse pas augurer un retour à l’équilibre. Le marasme économique mine les efforts des gouvernements et rend inutiles les sacrifices des populations.

L’énigme s’obscurcit encore quand on projette son regard vers les États-Unis. La reprise économique, décevante dans un premier temps, s’y est affirmée au point qu’ils recréent des emplois, environ 200 000 par mois. De surcroît, l’économie américaine jouit d’une confiance, méritée ou non, peu importe, qui confère au Trésor la faculté d’émettre ses emprunts aux taux les plus bas de l’après-guerre, malgré un déficit des comptes publics qui surpasse la moyenne des déficits européens. Pourtant, le crédit accordé à l’emprunteur public américain ne s’accompagne pas, ainsi qu’on pourrait l’imaginer, d’un renforcement du dollar sur le marché des changes. Les États-Unis bénéficient d’une monnaie relativement faible comparativement à celle de trois de leurs partenaires majeurs : le Japon, la zone euro et le Canada.

Deux séries d’explications restent à la disposition du malheureux qui s’obstinerait à percer l’énigme de l’euro fort dans une Europe faible.

La première réside dans les politiques menées par les gouvernements, autrement dit à la volonté et à l’action forcenées des autorités publiques de la zone pour prolonger l’agonie de la monnaie unique. Les deux années écoulées depuis le surgissement de la crise grecque ont vu se multiplier, au rythme des sommets européens, les décisions tendant à empêcher une contagion mortelle de la défiance à partir des pays de la périphérie. Si on cumule les remises de dettes des banques, les prêts et garanties accordés par les autres gouvernements, la Commission européenne, la BCE et le FMI, les sommes dépensées pour éviter la faillite de la Grèce se montent à 350 milliards d’euros. Remarquant « qu’une telle solidarité financière est sans précédent dans l’histoire financière mondiale », Jean-Pierre Robin, chroniqueur du Figaro, porte un jugement qui laisse perplexe : « Le sauvetage de la Grèce est exorbitant, mais il en va de la survie de l’euro. » Raisonnement hautement performatif qu’il souligne du propos suivant : « La facture financière des Européens pourrait être aussi lourde que la guerre d’Irak pour les Américains. Le jeu en vaut la chandelle ». Le lecteur appréciera.

À cet effort inouï consenti pour maintenir dans l’euro un pays de 11 millions d’habitants, s’ajoutent deux innovations majeures qui font encore valser les chiffres devant les observateurs médusés.

Premièrement, un mécanisme de solidarité financière doté de quelque 500 milliards d’euros a été mis en place pour parer à de nouvelles difficultés de financement des États. Ce mécanisme prend en anglais le nom de « firewall » que chacun peut traduire. Mais qu’on ne croie pas que ce sont des réserves, par exemple les réserves de changes colossales de l’Allemagne, qui ont été déclarées disponibles pour éteindre les incendies à venir. Il repose sur une capacité d’emprunt présumée. Conception révélatrice de l’option choisie depuis mai 2010 pour traiter la crise des dettes publiques européennes : une fuite en avant ajoutant de la dette à la dette. Le dernier plan de sauvetage de la Grèce a pourtant démontré, conformément à tout ce qu’enseigne l’histoire financière, qu’il n’existe pas de remède à une dette excessive sans réduction préalable de la dette.

Deuxièmement, la BCE a, en deux adjudications historiques, fin décembre 2011 et fin février 2012, injecté plus de 1000 milliards d’euros de liquidités, sur une période de trois ans, au bénéfice de quelque 800 banques de la zone. Qu’il s’agisse des montants prêtés, de la durée de remboursement, du nombre des adjudicataires, ces opérations sont sans précédent. En privé, les destinataires de ces fonds en reconnaissent la signification ultime : la BCE et les banquiers se sont rendus complices d’une action de « cavalerie » qui permet de faire apparaître dans les comptes des banques des valeurs artificielles, leur permettant de faire face à leurs échéances des trois prochaines années. Le système bancaire de la zone euro a ainsi « acheté du temps ».

Le plus grave est que ces actions conjuguées, aussi aventureuses soient-elles, empêchent la chute de l’euro sur le marché des changes. Ceci est fort bien illustré par le fait que chaque décision engageant l’Europe sur la voie d’une solidarité financière forcée ou d’une création monétaire nouvelle est immédiatement suivie d’une hausse de sa monnaie. Mais, et c’est la deuxième explication, pour résoudre l’énigme, il faut faire intervenir un postulat discret qui n’est jamais formulé explicitement. En effet, l’action désespérée des autorités publiques européennes serait largement dénuée d’effet si l’euro ne reposait pas en dernier ressort sur la capacité économique de l’Allemagne. Grâce au test imposé par la crise, l’industrie germanique a montré toute sa force durant ces quatre dernières années. Le gage ultime de la monnaie se dissimule dans les centres de recherche et les usines qui maintiennent l’Allemagne à flot pendant que beaucoup de ses voisins s’enfoncent peu à peu.

Il faut encore attendre quelque temps pour connaître le verdict de l’Histoire sur le destin final d’une monnaie qui, après avoir tant promis, a exigé des sacrifices et provoqué le désenchantement afférent. Quand sera-t-il rendu ? Nous l’ignorons bien sûr. Il suffit de garder à l’esprit que deux facteurs seront décisifs dans la chute définitive de l’euro ou son improbable survie. Le premier tient à la récession qui mine les budgets et gonfle les stocks de chômeurs : la récession s’est installée, elle devrait s’accentuer encore, faisant apparaître les gouvernements qui répondent par l’austérité comme les lévriers qui poursuivent sans le rejoindre jamais le lapin mécanique. Le deuxième dépend de la force exportatrice de l’industrie allemande. Se maintiendra-t-elle alors que les pays émergents, après une période historique de croissance, connaissent un ralentissement qui pourrait se traduire par une réduction de leurs investissements ? Que mes bienveillants lecteurs m’autorisent un conseil : suivez les chiffres, fastidieux mais significatifs, des déficits et des dettes en Europe, et intéressez-vous aux carnets de commande de l’industrie allemande. Si les premiers se maintiennent ou s’accroissent, d’une part, ou si les seconds baissent, d’autre part, il n’y aura plus d’espoir pour l’euro.[/access]

Avril 2012 . N°46

Article extrait du Magazine Causeur



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est un économiste français, ancien expert du MEDEF

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