Annick Geille a écrit un joli livre de souvenirs romancés (en poche depuis cet été) sur un univers que les moins de 50 ans ne peuvent pas connaître et les autres… à peine imaginer. Le cœur du monde se situait alors au 65 de l’avenue des Champs-Elysées à Paris, département de la Seine. Téléphone : 359 -01- 79. Son empereur s’appelait Daniel Filipacchi, « Oncle Dan » pour les intimes. Au tournant des années 60, un français de petite taille d’origine vénitienne allait conquérir la presse magazine et devenir le plus grand éditeur de la planète. Cette réussite est faite de baraka, d’audace, de sang-froid et surtout d’un formidable don pour humer l’air du temps.
Cette indéfinissable atmosphère qui se propage dans les rues, dans les foyers, à l’école ou au bureau, Daniel Filipacchi la captait, la digérait avec toujours en tête l’idée de créer un nouveau magazine. Ce garçon était un boulimique de papier glacé. Avec toujours un coup d’avance, cet as du marketing a compartimenté, segmenté la presse française. Au fan de Jazz, il a offert « Jazz Magazine ». Aux midinettes, « Mademoiselle Age Tendre », MAT pour les initiés. Aux hommes, « Lui » et « Playboy » qui sont venus décoincer la France pompido-gaullienne. Redoutable homme d’affaires aussi craint qu’admiré par ses équipes pour ses fulgurances et son incroyable vista, Filipacchi a fait des affaires en vendant du « papier ». Il a édifié la cathédrale « Paris Match » en numéro 1 des kiosques alors que le titre était au plus bas. Quant à « Elle », il a décliné l’hebdomadaire féminin dans presque tous les pays du monde faisant de lui un traité d’émancipation à l’usage de la femme « moderne ». Au moment où notre société numérique enterre ce dit « papier », l’ascension de ce fan de jazz, animateur de SLC Salut les Copains, a quelque chose d’irréel. Filipacchi, c’est la légende de la presse. Les Trente Glorieuses du canard. L’âge d’or de la rotative.
Au détour d’une histoire d’amour compliquée, Annick Geille trace le portrait d’une époque où les journalistes étaient les mieux informés de France, où le destin des personnalités du monde politique et des spectacles se jouait lors de conférences de rédaction aussi enfumées qu’houleuses et surtout, où la carte de presse valait sauf-conduit. Lorsque vous déteniez dans votre portefeuille ou votre sac à main, ce petit rectangle barré du drapeau tricolore, vous aviez réussi dans la vie et vous pouviez dire : « J’en suis ! ».
Vous étiez, en effet, admis dans ce cercle très fermé qui donne tous les droits. Privilégiée parmi les privilégiés, Annick Geille a connu cette aventure folle au plus proche de la « bête ». Elle a côtoyé ce prédateur jusqu’à en perdre parfois son âme. Mais quelle vie ! Avec Filipacchi, les règles sautaient comme des magnums de champagne un soir d’été à Portofino. Les délices de la jet-set des années 60/70 ont été le quotidien de quelques journalistes. Griller les feux au volant d’une Triumph TR5, tutoyer Sylvie Vartan chez Castel, passer vos fins de semaine dans la propriété du patron à Marnay, commander un article à Françoise Sagan ou négocier avec Hugh Hefner dans sa Mansion. C’était ça la vie d’Annick Geille, du moins côté face. Travailler pour les Publications Filipacchi vous ouvrait toutes les portes.
Il y avait bien sûr le côté pile, moins lumineux, les luttes de pouvoir, les marchandages entre éditeurs internationaux, les modifications techniques, les gestionnaires devenus rédacteurs en chef et puis, peu à peu, la disparition du « gris » (l’écrit) au profit de la sacro-sainte « image ». Moins de textes plus de photos : équation toujours d’actualité. Car si Filipacchi a inventé le « people », il a accompagné et initié les grandes transformations de la presse sur presque un demi-siècle ce qui signifie regroupements, fusions, précarité de la profession, informations calibrées et aseptisées. Malgré tout, on ne peut rester insensible au charme de ce patron de presse qui avait une classe que n’auront jamais les apprentis managers actuels.
Le livre d’Annick Geille vaut aussi pour la description physique et vestimentaire de Filipacchi, son idole. Ce gars-là ne portait pas des costumes pisseux comme sur la photo d’une promotion de l’ENA. À la ville comme à la plage, il enfilait des mocassins bateau ou des Weston sans chaussettes, pieds nus, le comble du chic. En haut, des vestes en tweed ou en seersucker sur des tee-shirts noirs ou des shetlands beiges et sur le nez, des Ray-Ban bleu ciel. Alors quand il balançait à la jeune journaliste un « Ça va cocotte ? », on comprend qu’elle pouvait défaillir.
Pour lui – Annick Geille – Le Livre de Poche
*Photo: wikimedia commons
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