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L’amour, l’opium des femmes


À l’évidence, toutes les femmes doivent quelque chose au féminisme : le droit d’étudier, le droit de vote, le droit de travailler sans l’accord de qui que ce soit, père ou mari, le droit à la contraception et à l’avortement… Ces gains de liberté ont façonné nos vies. Cette situation produit une difficulté pour qui veut tenir une position critique. La dette étant évidente, toute dissidence a l’air d’une ingratitude.

Les prolétaires qui n’étaient pas communistes rencontraient la même difficulté à l’égard des membres du Parti chaque fois qu’ils bénéficiaient des augmentations, des réformes ou des conventions collectives que les communistes, actifs au sein du syndicalisme ouvrier, arrachaient au patronat. Jouir de telles avancées sans pour autant se rallier, engranger des avantages en résistant à la doctrine, cela donne l’air douteux des passagers clandestins : ceux qui profitent sans payer les frais.[access capability= »lire_inedits »]

Il faut le savoir, et passer outre. Quand on réfléchit, on ne doit pas se préoccuper d’avoir l’air honnête. Il faut oublier l’image qu’on donne, et ne se soucier que du vrai et du faux – c’est-à-dire, nul n’étant infaillible, de ce qu’on croit vrai ou faux.

Le féminisme se résume au combat pour l’égalité. Il y a deux domaines, au moins, où l’on peut soutenir cette exigence d’égalité : le pouvoir et le sexe. Les femmes peuvent revendiquer un partage plus égal des biens matériels – en gros, du pouvoir économique et politique. Ce premier volet est vaste. Il comprend la demande simple et décisive des humbles : à travail égal, salaire égal. Il comprend aussi les demandes sophistiquées des femmes à hauts revenus s’insurgeant contre le « plafond de verre ».

Pourquoi les hommes ont-il le droit d’être infidèles ?

Revendiquer l’égalité dans le domaine érotique est un autre motif. C’est souvent par là que les jeunes entrent en féminisme. Pourquoi les hommes ont-il le droit d’être infidèles ? Pourquoi ce panache donjuanesque attaché aux frasques des uns, la honte et la réprobation pour les autres ? L’exaspération contre le double standard n’est pas nouvelle : je l’ai trouvée exprimée dans un texte du XVIe siècle, elle doit sûrement préexister. Derrière le sentiment d’injustice se profile une demande explosive – jouir autant que les hommes et vivre à leur manière. Cette demande n’avait aucune vraisemblance avant le développement d’une contraception fiable. Aujourd’hui, elle a cessé d’être absurde. Elle est sous-jacente à la contestation du rôle féminin traditionnel : une jeune féministe refuse d’être la dupe des partages anciens qu’elle estime à son préjudice. Elle veut jouir pleinement de l’existence, contrairement aux femmes opprimées des âges obscurs (à commencer par sa mère).

Souvent, elle s’imagine être la première.

La revendication d’égalité dans les choses de l’amour – qu’il s’agisse des plaisirs éphémères ou de l’engagement durable – est un des alcools forts du féminisme. Cette revendication me paraît à la fois irrésistible et déplacée. Elle est irrésistible parce que l’égalité est notre credo démocratique. Qu’est-ce qu’un individu qui accepterait de ne pas être égal aux autres ? C’est un esclave, un inférieur, un untermensch. Cependant ce désir d’égalité, si irrésistible soit-il, est déplacé. Il n’a rien à faire dans ce domaine parce que le désir tout court se moque entièrement de l’égalité. Rituellement, les modernes appellent « une nouvelle expérience de l’amour dans les conditions de l’égalité des sexes ». À la fin du siècle dernier, Michel Feher et Éric Fassin y ont consacré bien des discussions et des séances de séminaire. Beaucoup de recherches, et quelles découvertes ? Éric Fassin ne se laisse pas décourager : « Ne nous appartient-il pas de penser une érotique féministe ? », demande-t-il aujourd’hui. Va-t-en voir s’ils viennent… Avant eux, dès les années 1920, il était courant d’exalter, dans les mouvements communistes, l’amour pour la camarade, la sœur de lutte, l’égale. On rêvait déjà d’un amour tout nouveau, assorti à l’âge moderne. Bien que ces vœux pieux n’aient pas été couronnés de succès, les générations nouvelles s’y engouffrent avec une ardeur renouvelée. C’est une messe pour le temps présent, elle est assourdissante. Comme toutes les messes, elle est faite pour se répéter.

Cependant, rien ne change. Sommé d’être égal, voire égalisateur, l’amour continue d’être ce qu’il a toujours été : le maître des métamorphoses, le grand créateur des disproportions. La vie d’une femme amoureuse ressemble à celle d’Alice qui rapetisse et qui grandit. Elle est tantôt rehaussée, transportée, mise sur un trône ; de cette extraordinaire élévation, elle se précipite elle-même dans la soumission et dans l’approbation de la soumission. Car l’amour fait approuver ce qui offusque le bon sens : par là, il marque sa puissance.

Aimer, c’est servir un dieu qui se moque de la justice

Marivaux a écrit une pièce qui a pour argument la révolte et la sécession des femmes. Lina est amoureuse ; sa mère, Madame Sorbin, est une féministe radicale qui veut abolir le mariage parce que le mariage est une « pure servitude ». Cela ne fait pas les affaires de Lina, qui tente de plaider sa cause :
Madame Sorbin : « Je te défends l’amour.
Lina : Quand il y est, comment l’ôter ? Je ne l’ai pas pris ; c’est lui qui m’a prise, et puis je ne refuse pas la soumission.
Madame Sorbin: Comment, « soumise », petite âme de servante, jour de Dieu ! « Soumise », cela peut-il sortir de la bouche d’une femme ? Que je ne vous entende plus proférer cette horreur-là… ».

Revendiquer la soumission, dans le cas de Lina, est bien un acte de courage, puisqu’elle doit affirmer sa soumission contre une autorité qui prêche la révolte. Est-ce d’ailleurs exactement de soumission qu’il s’agit ? Est-ce un abaissement de vouloir complaire à celui qu’on aime ? D’un point de vue érotique, rien de plus élémentaire que ces soumissions mobiles, réversibles, renversantes, tantôt minuscules et tantôt vertigineuses. Aimer, c’est tantôt surestimer l’autre, tantôt être porté au-dessus de soi, et toujours servir un dieu qui se moque de la justice. Peut-on pétrifier ces mouvements d’une extraordinaire fluidité pour les incriminer d’un point de vue politique ? Y a-t-il un dehors de l’amour d’où l’on pourrait le saisir, l’arrêter, le dénoncer comme un manquement – non plus un manquement à la vertu des filles, comme jadis, mais un manquement à la cause des femmes ? La soumission de Lina est-elle une démission ? Un reniement, une trahison de la liberté individuelle ? Est-ce un mouvement comparable à celui d’une croyante qui déciderait – contre l’autorité de la République – de porter la burqa ? Comparable à la folie de l’adepte d’une secte qui déciderait d’y consacrer, contre l’avis de son entourage, son temps et ses économies ? Bref, l’amour est-il une de ces pathologies de la liberté, comme on en voit tant en démocratie – ces situations où la liberté se retourne contre elle-même, puisque la volonté du sujet consiste à en finir avec sa liberté ?

Les féministes radicales soutiennent que c’est le cas : l’amour serait l’opium des femmes : une habitude et un poison. Il serait à la fois le voile empêchant les femmes de voir leur subordination et la chaîne qui les y maintient : une illusion couvrant une sujétion. L’amour hétérosexuel s’entend : l’autre est indemne de ces accusations, puisqu’il n’est pas l’agent de la domination. Il demeure privé, et ne vaut pas mention.

À moins de quitter son foyer pour la Cause, on n’en aura jamais fait assez

Un tel diagnostic criminalise l’amour le plus répandu, et ne laisse le loisir d’une vie érotique qu’aux homosexuels des deux sexes – aux femmes, tout d’abord, dont le statut d’opprimé vaut brevet de bonne conduite, et dont les pratiques érotiques sont censées renforcer les liens, aux hommes ensuite parce que, se tournant vers d’autres hommes, ils cessent d’opprimer les femmes. Du point de vue radical, un homosexuel de plus, c’est toujours un homme de moins, c’est-à-dire une bonne nouvelle. Derrière le verbiage socio-historique – appelant à une réforme à laquelle les deux sexes auraient à gagner – se repère une sourde mise en cause des hommes en tant que tels, pesants et prédateurs par nature. Même à supposer que ces malheureux, dans un futur lointain, soient parfaitement rééduqués, et qu’ils perdent enfin toute idée de supériorité sur les femmes, le problème de leur sexualité resterait entier : l’individualité des hommes pourrait devenir supportable, on voit mal la place qui serait faite à la virilité des hommes.

La conséquence de cette vision extravagante est la marginalisation des femmes ordinaires dans les mouvements féministes. Je pense qu’elle a toujours lieu, et qu’elle est inévitable. Les femmes ordinaires sont l’objet d’un soupçon constant. Les affections où elles sont prises, comme amante ou comme mère, sont censées fausser leurs positions et modérer leur véhémence. « Mariées ou maquées », elles sont solidaires de l’ordre qu’elles dénoncent, car on ne fait pas exprès d’être fille ou sœur d’un homme, mais épouse et mère, il faut le vouloir ou l’avoir voulu. Inversement, les célibataires endurcies et les lesbiennes épanouies peuvent se consacrer sans relâche à la dénonciation des torts faits aux femmes. Rien en effet ne les retient. Elles estiment donc avoir un droit sur la conduite du mouvement – n’étant pas entravées dans leur radicalisme par de douteuses accointances. Le féminisme est leur bastion. La vie dans ce genre d’ambiance subit un processus de radicalisation qui est partout le même, les réunions empiétant sur le temps de la vie de famille, à la satisfaction des unes, au déchirement des autres : les pures et dures demandent au commun des femmes toujours plus de sacrifices pour être seulement « crédibles ». Mieux vaut résister à ce type d’injonction, ou s’y engager les yeux ouverts : en comprenant dès le départ qu’à moins de quitter son foyer pour la Cause, on n’en aura jamais fait assez.

Le plus grand prestige du féminisme vient de ce qu’il promet, ou paraît promettre un juste règlement de la division des sexes. C’est notamment dans le domaine amoureux que cet horizon de justice attire, et c’est là surtout qu’il égare. S’il n’y avait pas une composante d’attente ou de souffrance sexuelle dans l’engagement, le féminisme serait un mouvement réformateur comme un autre, avec le côté terne mais souhaitable des mouvements réformateurs. Il ressemblerait à un syndicat. Il serait gris. Il perdrait sa stridence et son pouvoir d’enchantement. Tel qu’il est, il joue comme un mirage en se présentant comme la solution (toujours différée) du problème sexuel ; il fait croire que, la domination cessant, cesseraient aussi les pénibles expériences de l’isolement et de la brutalité, de l’humiliation, du rejet. Il fait luire l’espoir d’en finir avec le malheur amoureux ou sexuel, qui est la chose la plus répandue. Et parce qu’il fait croire à une autre vie, il empêche ou du moins diffère les accommodements que chacun doit trouver avec la nature et la réalité.[/access]

Juillet-août 2011 . N°37 38

Article extrait du Magazine Causeur



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est professeur de littérature, spécialiste du XVIIIème siècle. Claude Habib a notamment publié Galanterie française (Gallimard, 2006).

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