Shoichi Nakagawa est condamné à passer l’éternité dans un cercle de l’enfer que n’avait pas prévu Dante : celui des bêtisiers télévisés et autres zappings médiatiques. Chaque année, il y a de fortes chances pour que l’on revoie en boucle ce pauvre homme, complètement ivre, lors d’une conférence du G7 à Rome, en fin de semaine dernière. On y découvre en effet Shoichi Nakagawa, ministre des finances du Japon, répondre avec une extrême difficulté aux questions des journalistes. Il a l’élocution hésitante pour ne pas dire pâteuse, les paupières tombantes et menace à chaque instant de tomber dans le sommeil et de retrouver ce que Guy Debord appelait joliment dans Panégyrique « une paix magnifique et terrible, le vrai goût du passage du temps », apanage des seuls buveurs d’élite et autres princes de la cuite.
À peine rentré à Tokyo, Monsieur Shoichi Nakagawa a marmonné l’une de ces pitoyables et attendrissantes explications que tentent en désespoir de cause de donner tous les ivrognes pour faire diversion lorsqu’ils ont été pris sur le fait : on lui aurait prescrit des médicaments contre le rhume qui se seraient révélés beaucoup trop forts, et leurs effets auraient été encore accentués par le décalage horaire…
Evidemment, on peut difficilement imaginer pire comme excuse et Monsieur Shoichi Nakagawa a dû présenter sa démission. « Sacquez le buveur de saké ! », a clamé unanimement la presse nipponne. Il faut dire que le gouvernement auquel il appartient, celui du Premier ministre libéral Aso connaît une popularité qui ne dépasse plus la barre des 10% et le Japon une chute de son PIB de 12,7 % en rythme annualisé, ce qui représente la plus forte réduction depuis le premier choc pétrolier de 1974.
Et voilà que Monsieur Shoichi Nakagawa, grand argentier du Soleil Levant, au lieu de donner le visage serein du technocrate compétent, de l’animal à sang-froid, bafouille hébété devant le monde entier un taux d’intérêt directeur complètement fantaisiste pour la banque centrale du Japon alors que le gouverneur de cette même banque est assis à ses côtés, manifestement effondré.
Notre époque est décidément bien puritaine. La prohibition du tabac, n’en doutons pas, sera bientôt suivie par celle de l’alcool, achevant de désenchanter un monde en phase terminale. Ce n’est pas l’opprobre médiatique qui aurait dû tomber sur Monsieur Shoichi Nakagawa ni le cruel le pilori de You Tube auquel on l’a cloué : on aurait plutôt dû le remercier pour son honnêteté. Cet homme politique prouvait, par sa sortie alcolisée, qu’il est possible de tenir un langage de vérité avec son corps.
Que nous disait-il, en fait, que nous disait-il vraiment, Monsieur Shoichi Nakagawa, par ses borborygmes imprécis, son égarement complet – il demandera ainsi, les yeux clos, à un journaliste qui lui avait posé une question, où il se trouvait alors que celui-ci lui flanquait le micro sous le nez – et son élocution floue ? Eh bien, il nous disait tout simplement que tout était foutu, que l’économie spectaculaire marchande s’effondrait en beauté, que la crise allait tout balayer et qu’on aurait beau raconter toutes les salades que l’on voulait, sortir toutes les batteries de chiffres imaginables, faire se succéder les plans de relance, c’ était fini, râpé, mort.
Et que, quitte à avoir la gueule de bois, autant que ce soit en se faisant plaisir.
Il n’était pas simplement ivre, ce jour-là, Monsieur Shoichi Nakagawa, il était devenu prophète, oracle, pythie, prêtre du vieux Dionysos… Il avait l’ivresse sacrée, celle des Grecs anciens qui, lors des cérémonies rituelles pour le dieu deux fois né, buvaient le vin dans des cratères au fond desquels un œil était peint car le vrai buveur sait que ce qu’il trouve au fond du verre, c’est d’abord son propre regard, et donc la vérité sur lui-même.
Il est dommage, mais tellement compréhensible, que la politique postmoderne, celle qui donne l’impression que les hommes et les femmes politiques, quel que soit leur pays, sont interchangeables parce que fabriqués dans la même usine selon le même plan, avec les mêmes visages en plastique et le même débit ânonnant la même vulgate néo-libérale, ait chassé cette dimension révélatrice de l’alcool, autrefois véritable ordalie qui sacrait les grands destins.
Imagine-t-on ainsi, dans l’Iliade et l’Odyssée, les héros grecs et troyens prendre des décisions importantes sans procéder à des libations interminables ? Pire qu’une faute de goût, ce serait une faute politique. Quand Alcibiade arrive au Banquet, nous raconte Platon, et qu’il s’installe entre Agathon et Socrate, il est complètement saoul. Va-t-on le lui reprocher ? Va-t-on l’empêcher de mener sa si brillante carrière militaire et politique ? C’eût été bien dommage pour la grandeur d’Athènes.
Il faut bien comprendre que les hommes politiques se partagent en deux catégories très nettes et totalement irréconciliables, qui n’ont rien à voir avec la gauche et la droite, le libéralisme et le communisme, le fascisme et la démocratie : il y a les dipsomanes et les abstèmes. Les dipsomanes sont faits pour les temps extrêmes, l’alcool leur donne cette force et ce courage qui permettent de retourner l’Histoire. Ainsi, deux des principaux vainqueurs du nazisme, Churchill et Staline, que n’importe quel observateur du temps aurait donnés perdants, l’un lors de l’été 40 pendant le blitz et l’autre en juin 41 au moment de l’opération Barbarossa, ont tenu le choc en étant de leur propre aveu et de celui de leur entourage, constamment ivres pendant cette période. Et ce n’était pas pour fuir la réalité que Churchill se saoulait dans les souterrains du war cabinet pendant que le petit père des peuples vidait bouteille de vodka sur bouteille de vodka dans son bureau du Kremlin, mais au contraire pour l’affronter sans ces inhibitions qui paralysent et empêchent de prendre la décision qui semble un coup de folie et se révèle, en fait, un coup de génie. Ce que résumait parfaitement le psychiatre Simmel quand il indiquait que le surmoi était soluble dans l’alcool ou Guy Debord, encore lui, qui remarquait : « Certaines de mes raisons de boire sont d’ailleurs estimables. »
Le politique abstème, lui, a d’autres passions, et parfois bien vilaines. Des passions sèches de buveur d’eau. La vertu chez Robespierre, la pureté raciale chez Hitler, la mission civilisatrice de l’économie de marché chez Georges W.Bush. Tout cela conduit assez vite au massacre, on le voit bien. Bush, d’ailleurs, représente un cas particulier, celui de l’alcoolique repenti. Les repentis en font toujours trop : regardez les ex-terroristes italiens qui chargent leurs camarades, regardez l’ex-communiste Jacques Marseille devenu un khmer anti-étatique et enfin ce Bush junior, s’appuyant sur un Pentecôtisme où, comme par hasard, l’eau, ce liquide décidément si ambigu, joue un rôle essentiel dans le re-birth baptismal.
Non, vraiment, plaignons le sort fait à ce pauvre ministre nippon car il prouve que nous sommes bel et bien entrés dans ces temps anti-héroïques où l’on préfère les alcooliques anonymes aux ivrognes célèbres.
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