Son plus grand film Le temps des gitans ressort en DVD.
A la fin de Papa est en voyage d’affaires, nous quittions le jeune Malik somnambule en train de s’élever dans les airs au-dessus de la campagne bosniaque. Ce mouvement ascensionnel symbolise à merveille ce vers quoi tend le cinéma de Kusturica : une volonté de transcender le naturalisme, le misérabilisme par des échappées vers l’imaginaire et la fantaisie.
À de nombreuses reprises, on retrouvera ce mouvement ascendant dans Le Temps des gitans qui vient de ressortir en DVD/BR.
Lorsque Azra, la belle jeune femme que convoite Perhan vient lui acheter de la chaux, Kusturica effectue un très beau mouvement de caméra qui s’élève le long des pierres du four. Alors que le jeune homme s’est lancé dans une explication très technique sur la cuisson de la pierre à chaux, la scène décolle littéralement grâce à ce mouvement mais aussi grâce à l’accordéon de Bregovic et à une caméra qui saisit alors dans le même flux les deux tourtereaux se retrouvant simultanément en haut et en bas du four. Ce qui relève du réalisme (pour ne pas dire naturalisme) dans la scène est inextricablement lié à l’imaginaire.
C’est le cas aussi de la plus célèbre (et sublime) scène du film : la fête sur l’eau de la Saint-Georges rythmée par le chant traditionnel Ederlezi réarrangé par Goran Bregovic et qui donne toujours autant de frissons trente ans après la sortie du film. Lorsqu’elle arrive, elle est clairement présentée comme un rêve. Juste avant, Perhan a fermé les yeux et il contemple la scène en apesanteur, survolant les lieux. Pourtant, lorsqu’il retrouvera Ezra plus tard, celle-ci lui assurera que c’est à cette fête qu’elle est tombée enceinte. Et le tatouage qu’ils se font tous les deux en-dessous du cœur à cette occasion sera là pour le prouver. Là encore, réalisme et onirisme sont imbriqués, ce qu’énoncera d’ailleurs l’oncle du jeune homme à un autre moment : « la vie est un mirage ».
En s’intéressant à la communauté rom de Yougoslavie (le pays n’avait alors pas encore éclaté) et en suivant quelques destins entre le bidonville et l’Italie, Kusturica affirmait un style dont on devinait les prémices dans ses deux premiers longs-métrages. Si l’onirisme discret de Papa est en voyage d’affaires (avec son jeune héros somnambule) avait valeur de refuge (face aux exactions du régime titiste), il devient ici le carburant essentiel pour transfigurer une réalité particulièrement dure.
Qu’il s’agisse de la langue utilisée (le romani, la langue des tziganes) ou des décors, Le Temps des gitans est un film qui n’élude en rien la misère et les conditions de vie lamentables de ce peuple. Comme dans Papa est un voyage d’affaires, c’est le regard d’un jeune homme (Perhan) qui oriente la mise en scène et donne au film ses allures de fresque initiatique. Trop pauvre pour se marier avec Azra, il quitte le bidonville avec Ahmed, un truand patibulaire qui le convainc de l’accompagner en Italie. Kusturica peint un univers sordide où les trafics de bébé, les vols d’enfants contraints par la suite à la mendicité, la prostitution et les escroqueries en tout genre constituent le quotidien des personnages. Comme dans un Scorsese des Balkans, Perhan devient chef de bande et s’enrichit… Mais sa trajectoire est également toujours vue sous l’angle de l’imaginaire, de ce mouvement ascendant décrit plus haut. Chez Kusturica, un voile de mariée accroché à une voiture faire renaître le fantôme d’une mère disparue, les femmes accouchent en lévitation, les maisons s’élèvent dans les airs et le jeune héros possède le pouvoir de faire bouger les cuillères et fourchettes à distance. Dès lors, Le Temps des gitans sera traversé par de grandioses visions felliniennes et un lyrisme qui n’appartient qu’à Kusturica, entre bouffées baroques, bourrasques hilarantes et des passages vraiment poignants.
Au-delà du récit, le film séduit par sa manière d’être également un très bel hommage au cinéma. Ces visions, ces tours de magie orchestrés par Perhan sont l’apanage d’un véritable metteur en scène. Alors que tout le monde patauge dans la misère et les conflits violents, l’oncle du jeune homme enfile la défroque et la moustache de Charlie Chaplin et redevient Charlot. De la même manière, Perhan aperçoit Orson Welles sur une affiche qu’il s’empresse d’imiter, comme un tribut versé à celui qui fit de la démesure son univers pour y régner en maître.
Cette foi en un imaginaire débridé qui ne masque pourtant pas la violence du réel constitue toujours le caractère unique de ce Temps des gitans qui reste, à ce jour, l’un des meilleurs films de son auteur…
Le Temps des gitans (1989) d’Emir Kusturica avec Davor Dujmovic, Bora Todorovic (Editions Carlotta films)
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