Ce n’est certes pas la première fois que l’armée turque vient frapper, en appui des milices djihadistes, au Nord de la Syrie. Mais jusqu’à présent, avions, blindés et canons retournaient dans leurs bases après quelques jours ou quelques heures d’opération. Il semble que cette fois, l’armée turque ne va pas se contenter de coups de semonce. Comme si les grandes puissances lui avaient donné tacitement l’autorisation de poursuivre sa manœuvre en profondeur. François Hollande a de son côté déclaré qu’il « comprenait » cette attaque turque après l’attentat de Gaziantep. Il a en revanche omis de parler des Kurdes que nous sommes censés défendre et qui sont la vraie cible stratégique de l’armée turque…
Pas question de laisser Poutine à Ankara
Le putsch avorté de la mi-juillet avait été l’occasion pour Erdogan de resserrer les liens avec l’ennemi d’hier, Vladimir Poutine. Une quinzaine de jours après leur réconciliation, le Kremlin avait eu l’habileté avec Téhéran d’assurer Erdogan de son soutien. Tandis que les « alliés du Golfe » restaient étrangement silencieux. La diplomatie américaine, montrée du doigt elle aussi, s’est alors empressée de recoller les morceaux avec Ankara, dépêchant en urgence Joe Biden en personne. Washington peut redouter une nouvelle percée russe au Moyen-Orient. La Turquie est une alliée traditionnelle de l’Amérique et un des piliers militaires de l’OTAN ; elle a une position géopolitique cruciale pour contrôler l’Eurasie et a fortiori la Russie. Hors de question pour les Etats-Unis de laisser s’installer Poutine en Turquie.
Depuis, Ankara semble jouer à merveille de sa nouvelle position médiane entre Moscou et Washington. Position confortable, comparable à celle de l’Egypte et d’Israël (et qui fut autrefois celle de la France). C’est ainsi que le grand Turc a obtenu les garanties suffisantes américaines pour entrer sans coup férir en profondeur en Syrie. Le vice-président américain était encore sur le sol turc le jour de l’offensive vers Jarablus. Pour la Maison-Blanche, cette concession à la Turquie est une façon de faire rentrer Ankara dans son giron. Ni les Russes ni les Américains, les principaux fournisseurs des kurdes syriens, ne peuvent s’y opposer. Ils ne souhaitent d’ailleurs pas que les Kurdes du PYD fassent la jonction entre leurs cantons pour fonder un « grand Rojava », lequel mordrait sur des terres arabes le long de la frontière syro-turque. C’est aussi impensable pour les alliés régionaux respectifs de Moscou et Washington, Damas et Ankara. Moscou a donc laissé faire, sachant la lutte pour Jarablus pourrait détourner les rebelles islamistes de la bataille pour Alep.
Damas pas encore prêt à un renversement d’alliance
Si ces conquêtes turques se font en étroite coordination avec les factions islamistes de Syrie (sur le dos de Daech dans un premier temps, sur le dos des Kurdes désormais), le rapprochement turc esquissé avec Bachar Al-Assad est-il encore d’actualité ? Pour le moment, Damas n’est pas prêt à un tel renversement d’alliance. Les diplomaties syrienne comme russe ont formellement protesté contre cette nouvelle incursion turque. Le rapprochement turco-syrien sur le dos des Kurdes n’est donc pas pour tout de suite.
Sur les lambeaux de Daech, Erdogan tient non seulement à faire oublier les états d’âme de ses armées par une campagne militaire victorieuse ; il tient à s’assurer une porte d’entrée centrale sur la Syrie. Le président turc ne se contente pas de contrer le parti kurde après sa victoire à Manbij. Il saisit des territoires qui sont autant de gages pour l’avenir. Un peu sur le modèle (toute comparaison gardée) de l’armée française fonçant vers Berchtesgaden, Stuttgart ou Turin en 1945, afin de négocier avec Roosevelt des compensations de toute nature.
Malgré les inévitables pertes militaires, la percée turque en Syrie marque une avancée stratégique intéressante pour Ankara. Une avancée qui n’eut pas été possible sans un repositionnement diplomatique. Moins dogmatique (Ankara était le soutien aveugle des printemps islamistes), recentré sur ses intérêts (son alliance avec les pétromonarchies du Golfe lui a fait perdre de vue la question kurde), la nouvelle diplomatie turque du ministre Mevlut Cavusoglu et du chef du gouvernement Binali Yildirim, joue désormais un jeu plus subtil et plus équilibré entre Arabes sunnites et chiites, Kurdes, Américains et Russes. Les partisans du Kurdistan autonome syrien ont quelques raisons de s’inquiéter…
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