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Kultur, Civilisation, Entertainment


Par définition, tout, chez l’homme, est culturel. Même nos manières de nous nourrir ou de nous accoupler sont tributaires de la représentation que nous nous faisons des sexes, de la jouissance, des saveurs ou de la sociabilité. Rien n’y échappe. La culture n’est nullement cantonnée aux musées, bibliothèques ou au temps libre de certaines classes supérieures : elle conditionne le moindre de nos gestes, nos sentiments et nos instincts mêmes − car elle module l’appétissant et le désirable. La culture, c’est la grande mise en forme par les facultés spirituelles du magma animal d’où l’homme s’élève. Elle est autant l’œuvre de grands initiateurs (Jésus, Bouddha, les prophètes), que celle du génie collectif des peuples ou encore d’individus géniaux exprimant au mieux ce génie collectif. En conséquence, le rapport que nous entretenons à la culture est lui-même culturel. Il révèle la manière spécifique qu’a celle-ci de modeler les êtres et leurs gestes.

« Kultur » vs « Zivilisation »

En France, quand nous entendons le mot « culture », nous sortons nos « humanités ». Mais nous oublions que cet élégant réflexe tient à une tradition bien particulière, parfaitement aristocratique à l’origine. Souvenons-nous simplement de l’idéal de l’ « honnête homme » au XVIIe siècle, quand le terme d’« honnêteté » avait quelque chose à voir avec l’idée d’honneur. Il y avait alors un type d’homme supérieur, modèle vers lequel tendre, « cultivé » au sens botanique du terme et dont l’excellence des mœurs − et donc des actes − représentait la naturelle fructification. En outre, le perfectionnement de cet homme devait, presque mécaniquement, l’universaliser. Alors l’universel se touchait par l’un, non par le nombre, et la culture était comme la foi : une correction de la chute.[access capability= »lire_inedits »]
Dans la période qui s’ouvrit après la Révolution, l’idéal républicain visa avant tout à « aristocratiser » le peuple, et sous la IIIe République, les « hussards noirs » incarnèrent avec force cette fonction de missionnaires du salut par la culture, tentant d’établir un formatage par le haut dans le giron national. Pourtant, au cours du XIXe siècle, déjà, nos voisins allemands, de la réaction romantique à Spengler, critiquèrent notre appréhension du phénomène culturel, en opposant les concepts de « Kultur » et de « Zivilisation ». Selon eux, notre tradition élitiste et étatiste avait accouché du stade dégradé de l’originelle « Kultur » : la « Zivilisation », où les formes vivantes, investies, créatives, organiques du génie propre à un peuple se sont sclérosées sous des espèces abstraites, artificielles et moribondes. Alors que les peuples germaniques, liés par une langue et une culture communes mais dépourvus d’État et d’unité, les trouvaient sous l’égide de Bismarck, ils nous traitaient, nous qui possédions le plus ancien État d’Europe et le mieux institué, de dégénérés. Nous les tenions pour des barbares.

« Zivilisation » vs « Entertainment »

La confrontation métaculturelle qui se joue aujourd’hui chez nous dévoile un autre antagonisme : celui qui oppose les reliquats de notre « civilisation » humaniste à la domination culturelle américaine régie par les lois de l’ « Entertainment ». « Here we are now, entertain us ! », proclame le refrain de « Smells like teen spirit », le tube qui fit le succès du groupe Nirvana.
Ici, c’est depuis trente ans la gauche qui règne sur les ruines de notre tradition propre. Cet accaparement releva d’abord de la stratégie politique, puis s’institua comme la droite lui abandonnait le terrain pour se cantonner à l’économie. Ainsi la gauche soutient-elle donc de fait la forme élitiste et normative de notre tradition, ce qui ne va pas sans paradoxe quand elle a intégralement versé dans le multiculturalisme égalitaire et anti-discriminatoire et la prive donc d’une posture conséquente en la matière. D’autant qu’elle a substitué au vieil idéal humaniste une propagande humanitariste qui lui fait défendre non pas tant l’intelligence qu’une poignée d’idées simplifiées. Les programmes scolaires se résument toujours davantage, en effet, à vendre de la « tolérance » avec Voltaire, du « messianisme prolétarien » avec Hugo, de l’ « engagement antiraciste » avec Zola, du « jeunisme » avec Rimbaud ou encore du « féminisme » avec Beauvoir ; quand il suffit d’allumer la télévision pour être tranquillement abreuvé des mêmes conceptions monolithiques.

En face, l’« Entertainment » à l’américaine procède d’une nature inédite. Si la « Zivilisation » cultivait un individualisme à visée universelle, si la « Kultur » demeurait liée à la vitalité d’un peuple, l’« Entertainment » est la culture adaptée à l’individu-masse assumant le formatage mondialisé. Qu’on se souvienne du plus important événement de juin 2009 : le décès accidentel de Michael Jackson, lequel donna lieu à une commémoration planétaire. Observons comment, sur chaque continent, des fans, issus des peuples les plus divers, se contentèrent, pour lui rendre hommage, de cloner littéralement la star américaine. Certes, la haute culture persiste, en Amérique aussi bien évidemment, mais elle se trouve avant tout être l’enjeu de chercheurs, d’universitaires, bref d’ « experts » comme notre époque en raffole. Quant aux cultures locales, elles sont soit folklorisées, donc destinées aux touristes, soit réduites à l’état d’arôme censé relever le goût de la même sauce américaine. La marque que cette culture, en son occurrence la plus basse et la plus générale, doit imprimer à ceux qui s’y conforment, peut se résumer en quelques injonctions : « Sois cool ! » (« Sois soumis ! »), « Sois rebelle ! » (« Crache sur ce qui a été détruit ! »), « Éclate-toi ! » (« Consomme ! »), « Sois toi-même ! » (« Ne t’avise pas de grandir ! »). Et surtout : « Te prends pas la tête et kiffe la vibe ! » (« Souris, esclave ! »).

L’« Entertainment », comme culture, est donc par excellence une modalité de contrôle et une promotion du pur divertissement au sens pascalien, c’est-à-dire une méthode de diversion enjoignant de se détourner de son gouffre et de sa mort, au lieu de l’effort de conversion (du plomb de base en or) ou de la possibilité de catharsis, qui avaient autrefois prévalu. C’est la diastole de la nouvelle économie humaine, dont la systole est une permanente exigence de rentabilité. Production, abrutissement. Consommation, divertissement. Ainsi fabrique-t-on des spectres à la merci d’experts.
Dans un pareil contexte, « défendre la culture » au sens où on l’entend aujourd’hui en France, c’est-à-dire subventionner des divertissements ennuyeux selon les paradigmes de l’ « Entertainment », n’a strictement aucun intérêt. Ce sont les paradigmes qu’il faut changer. Et pas au nom d’une quelconque « exception culturelle », d’une notion particulière du « bon goût » ou par crispation nostalgique. Non, simplement parce qu’à l’heure où, de l’aliénation, le désert croît, il est urgent de retrouver les moyens de forger des hommes libres.[/access]

Février 2012 . N°44

Article extrait du Magazine Causeur



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est journaliste littéraire et co-animateur du Cercle Cosaque

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