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Kosovo : Pristina, capitale du gore


Kosovo : Pristina, capitale du gore

Dick Marty, en dépit de son nom, n’est pas un héros de comic strip américain. Barbu et rondouillard, il représente le canton du Tessin au Conseil des Etats à Berne, l’équivalent helvète de notre Sénat. À ce titre, il est un des délégués la Suisse à l’assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. Il vient de jeter un assez énorme pavé dans la mare balkanique et européenne en présentant un rapport intitulé : « Traitements inhumains de personnes et trafic illicites d’organes au Kosovo ».
Ce rapport, qui doit être examiné fin janvier par cette assemblée siégeant à Strasbourg, est le résultat d’une enquête menée au Kosovo et en Albanie sur le sort de plusieurs centaines de Serbes et de Kosovars accusés de collaboration avec Belgrade au cours de l’été 1999. Ces disparitions ont eu lieu entre juin 1999, quand les troupes serbes, sous la pression des bombardements de l’OTAN se sont retirées de la province et l’arrivée, à Pristina, de la Minuk, l’organisme de l’ONU chargé de mettre en place de nouvelles institutions, sous la direction de notre Bernard Kouchner[1. En visite officielle au Kosovo en mars 2010, Bernard Kouchner surjoue l’indignation en répondant à une question sur les trafics d’organes posées par un journaliste serbe, comme on peut le voir sur cette vidéo].

Ce que révèle ce rapport dépasse l’imagination : ces personnes auraient été transférées en Albanie, par des unités de l’UCK, l’armée de libération du Kosovo dont le chef était à l’époque Hashim Thaci, devenu depuis 2008 Premier ministre du nouvel Etat et chef du parti démocratique du Kosovo (PDK), qui vient de remporter les dernières élections. Ces personnes auraient été ensuite maltraitées, torturées et, comble de l’horreur, liquidées pour que l’on procède sur leur corps à des prélèvements d’organes revendus sur le « marché noir » chirurgical.

Ce n’est pas la première fois que des accusations de ce type sont portées sur les protagonistes de la dernière phase des guerres yougoslaves, qui mit aux prises la Serbie de Milosevic d’un côté, et l’UCK appuyée par les forces de l’OTAN de l’autre.
Au printemps 1999, lors d’un point de presse du porte-parole de l’OTAN Jamie Shea à Bruxelles, en pleine campagne de bombardement de la Serbie, ce dernier affirma avec aplomb que les forces serbes avaient rassemblé, à Pristina, des prisonniers de l’UCK dans un hôpital afin de prélever sur eux des organes en vue de transplantations. Cela fit les gros titres de la presse populaire britannique, mais par la suite, lorsque les Casques bleus des Nations Unies et les enquêteurs du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) eurent investi les lieux, rien ne vint confirmer ces accusations.

Pourtant, la rumeur de tels actes barbares ne cessa pas de circuler dans la région, les soupçons se portant cette fois ci sur l’UCK et son chef, Hashim Thaci, qui était entre temps devenu « l’homme des Américains » à Pristina, car il s’était opposé à l’infiltration du Kosovo à majorité musulmane par des djihadistes proches d’Al Qaïda. Alors qu’Ibrahim Rugova, figure historique de la résistance non-violente des Albanais du Kosovo occupait le devant de la scène politique locale, les anciens cadres de l’UCK, dont Hashim Thaci, instituaient dans l’ombre une structure de pouvoir de type mafieux fondée sur des trafics de tous ordres : armes, drogue, racket et prostitution. Les responsables de l’ONU et de l’UE envoyés sur place fermaient les yeux, car les mafieux en question tenaient boutique politique d’apparence honorable, et maintenaient dans la province le minimum d’ordre public nécessité par la bonne marche de leurs affaires.

Ces rumeurs de trafic d’organes parvinrent aux oreilles de Carla del Ponte, la procureure suisse du TPIY. Elle lança donc une investigation sur ces allégations, mais son enquête se heurta au fait que le mandat du tribunal s’arrêtait aux frontières des ex-républiques yougoslaves, et ne lui permettait pas d’intervenir en Albanie pour rechercher les preuves de ces crimes. Néanmoins, après avoir quitté ses fonctions, Carla del Ponte publie, en 2008, un livre modestement intitulé La traque, les criminels de guerre et moi, publié en français chez Héloïse d’Ormesson. Elle y soutient que l’UCK s’est non seulement livrée à des actes de barbarie sur le territoire kosovar, mais que les accusations de trafic d’organes à son encontre étaient suffisamment fondées, de son point de vue, pour justifier une enquête plus approfondie de la communauté internationale. Le gouvernement fédéral suisse n’apprécia pas du tout le bruit fait autour de cette publication et intima l’ordre à Carla del Ponte, qui était alors ambassadeur de Suisse en Argentine, de mettre immédiatement un terme à la tournée de promotion de son livre et de rejoindre sans délai Buenos-Aires.

Dick Marty connaît bien Carla del Ponte, car, Tessinois comme elle, il fut nommé Procureur général de ce canton helvète italophone après le départ de Carla del Ponte à La Haye. C’est lui donc, qui, passé à la politique au Parti libéral, prend le relais de cette dernière lorsqu’elle est contrainte au silence. Comme l’homme passe pour sérieux – c’est lui qui avait révélé l’existence des prisons secrètes de la CIA en Europe pour garder et interroger les suspects soupçonnés d’appartenir à Al Qaïda – les accusations contenues dans son rapport ont reçu un écho important.

Faut-il pour autant les prendre pour argent comptant et accuser immédiatement l’ONU, l’UE et l’OTAN d’avoir sciemment couvert des crimes abominables au nom du « réalisme politique » ?

Certes, il faut attendre que soient détaillées les preuves évoquées par Dick Marty dans son rapport, essentiellement des rapports d’agents des services spéciaux anglais, allemands, italiens et américains présents en Albanie au moment des crimes présumés. D’ores et déjà, cependant, on peut s’interroger sur l’intérêt qu’auraient eu Hashim Thaci et d’autres chef de l’UCK comme Ramush Haradinaj[2. Ramush Haradinaj, ancien commandant de l’UCK et premier ministre du Kosovo de 2004 à 2005 avait été arrêté et traduit devant le TPIY en 2007 pour crimes de guerre. A l’issue d’un premier procès, il avait été acquitté pour « manques de preuves », neuf des dix témoins cités par l’accusation ayant péri de mort violente. Il a été réincarcéré en 2010, car de nouveaux témoins, protégés cette fois-ci, ont accepté de parler] à se livrer à un tel trafic pour remplir leurs caisses, alors que d’autres « commerces » moins compliqués et beaucoup plus rémunérateurs comme celui des armes, des cigarettes et de la drogue assuraient depuis longtemps l’intendance de l’UCK et l’accroissement du patrimoine de ses dirigeants. Dans l’histoire des horreurs de la guerre, l’utilisation du corps de l’ennemi est toujours présentée comme le sommet de l’inhumanité : Mengele dépasse Himmler dans le registre de l’abjection. Les accusations de cannibalisme ont été répandues sur des potentats africains dont la communauté internationale voulait se débarrasser. On a même pu voir une journaliste de renom, Marie-Monique Robin, prix Albert Londres, se faire piéger en présentant aux téléspectateurs horrifiés des enfants d’Amérique Latine prétendument rendus aveugles par des « voleurs d’yeux » au service de trafiquants d’organes. En fait ils souffraient banalement d’un glaucome..

Il y a suffisamment de crimes imputables à Hashim Thaci et sa bande – assassinats d’opposants ou de témoins gênants, trafic d’êtres humains pour la prostitution etc. – pour ne pas lui donner l’occasion d’apparaître, dans ce dossier comme une victime d’accusations sinon calomnieuses, du moins impossibles à prouver. Ce qui n’empêche, mon bon docteur Kouchner, que l’Histoire ne manquera pas de retenir la contribution que vous apportâtes, avec une bonne conscience d’airain à l’émergence d’un Etat mafieux au cœur de l’Europe.



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