Pour Vitaly Malkin, né sous Staline en URSS, les méthodes utilisées aujourd’hui en France par certains militants – «suppression» de leurs opposants, réécriture de l’histoire, discrimination positive – rappellent celles des Soviétiques. Décidément, nous ne savons pas tirer les leçons de l’histoire.
Il existe un argument bien connu, de nos jours, pour clouer le bec à son adversaire. Un argument, qui comme son jumeau inversé, le point Godwin, empêche son interlocuteur d’aller au bout de ses pensées et que l’on pourrait appeler l’anti-reductio ad Stalinum : « Oui, mais c’était sous l’Union soviétique » (comprenez « cela n’a rien à voir »). Pour une raison qui m’échappe, il est considéré comme suspect, ou coupable, d’établir la moindre comparaison entre la situation actuelle et la vie sous un régime totalitaire. Comme si ces rapprochements ne pouvaient qu’être ou hors de propos ou dangereusement anachroniques.
Et pourtant, j’affirme qu’il existe aujourd’hui en France une intolérance comparable à celle qui avait cours dans mon pays. Les méthodes utilisées par certains militants pour interdire des débats à l’université, « supprimer » symboliquement leurs opposants et réécrire l’histoire du point de vue d’une catégorie ethnique ou religieuse n’ont rien à envier à celles dont j’ai été témoin en Union soviétique, avant de m’en émanciper, personnellement, dans les années 1980.
En arrivant en France, je ne m’attendais pas à ce que la gauche y soit encore soviétique. N’a-t-elle pas été guérie de ses erreurs par la chute de l’URSS ? Une partie des militants progressistes poursuit les luttes maoïstes ou trotskistes des années 1970. Autrement dit, malgré l’effondrement du communisme, ils continuent d’agir et de réfléchir avec les mêmes réflexes que l’extrême gauche de l’époque. Pour le dire dans les mots de Marx, les gauchistes n’ont « toujours pas réglé leurs comptes avec leur conscience philosophique d’autrefois ». Hélas, je doute que ces jeunes aient, ne serait-ce qu’un jour, entrouvert l’un de ses livres ni même étudié l’histoire de l’Union soviétique pour pouvoir régler leurs comptes avec cette époque. Ils ont préféré, au contraire, effacer l’ardoise, oublier le grand frère soviétique.
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Bien des jeunes pensent défendre une noble cause en défendant l’« inclusion » des minorités. Pour neutraliser leurs opposants, les militants « intersectionnels » disqualifient leur personne au lieu de leurs idées, ou refusent tout simplement de débattre avec eux. Sans le savoir, ils adhèrent à une formule idéologique qui mérite d’être mise en perspective avec l’expérience.
Abstraction faite du contexte « féministe » ou « racialiste », il arrive à ces militants de reprendre, mot à mot, le discours de leurs prédécesseurs. Prenons l’exemple de la « discrimination positive » souvent évoquée au moment du mouvement Black Lives Matter, en juin, aux États-Unis. Vous savez, cette méthode qui consiste à donner la préférence à une minorité au nom de sa race ou de son origine. Mais si, vous savez ! Le jour des obsèques de George Floyd, Adidas annonce qu’elle embauchera 30 % de personnes noires et latinos[tooltips content= »Lefigaro.fr, 10 juin 2020. »](1)[/tooltips]. C’est bien connu, la voix du profit passe par la justice. « Diversity makes money », dirait-on à Hollywood.
Convaincus qu’ils rendent le monde meilleur, une partie des progressistes américains – et par conséquent, français – entendent imposer des quotas pour réparer les injustices subies et rendre les minorités « visibles ». Les rédactions du New York Times seraient « trop blanches » pour pouvoir parler du racisme systémique… Les militants identitaires n’ont que faire de la méritocratie à laquelle ils préfèrent la rhétorique dangereuse qui renvoie les individus à leur appartenance et leur propose des espaces « safe » ou « inclusifs » – ce qui ne laisse pas d’être contradictoire.
L’intention est peut-être louable. Le problème est qu’avant de se déployer sur les campus américains, à la faveur du mouvement pour les droits civiques des années 1960, cette méthode avait déjà été essayée et usée en Union soviétique. C’est un chapitre relativement méconnu de notre histoire, la discrimination positive a été l’une des grandes passions des bolcheviks. À la fin des années 1920, ils ont été les premiers à instaurer des quotas en faveur des minorités. Cette politique a été appelée korenizatsiya, « indigénisation » en français. Oui, vous avez bien lu. Dans les années 1920, le Parti communiste « indigénise » la Russie pour aller jusqu’au bout de son idéal égalitariste et créer ainsi une société nouvelle.
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L’ancienne Russie ayant volé en éclats en 1917, la République socialiste fédérative soviétique de Russie (RSFSR) doit recréer le lien avec les anciennes populations de l’empire tsariste. À l’époque tsariste, le pays n’était pas gouverné par le principe ethnique, à quelques exceptions près. Ces minorités ne se seraient nullement considérées comme des « peuples » si les bolcheviks ne les avaient pas traitées comme telle, en encourageant le sentiment d’appartenance ethnique. Après la révolution, d’étranges nationalités « hors-sol » ont ainsi vu le jour avec l’affirmation d’un droit des peuples à l’autodétermination.
La korenizatsiya s’est donné pour but de faire émerger des élites, rapidement et dans tout le pays, et d’envoyer plus de jeunes issus de ces minorités à l’université. À partir de 1923, des quotas reposant sur des critères sociaux et ethniques sont mis en place dans les industries, puis l’année suivante, dans l’enseignement supérieur. Le Pravda Vostoka, l’organe de presse officiel du Parti en Asie centrale, publie les pourcentages à respecter dans les universités : « 85 % au minimum de nationalités locales (et parmi elles, pas moins de 10 % de natifs) ; 20 % de Batraki ; 30 % de kolkhozniks et de bednyiaki [de métayers, NDLR], etc. »
La korenizatsiya partait, elle aussi, d’excellentes intentions. Il s’agissait de développer et d’industrialiser des régions reculées, et de faire participer ces peuples autrefois « opprimés » à la construction d’un paradis socialiste. On est surpris de voir à quel point la rhétorique actuelle des progressistes ressemble au langage du parti bolchevique dans les années 1920. Écoutons, par exemple, ce « camarade » : pour atteindre une « attitude vraiment prolétarienne », nous dit-il, « l’égalité formelle ne suffit pas. Il faut aussi compenser la défiance, le soupçon, les griefs qui, au fil de l’histoire, ont été engendrés chez le peuple opprimé par le gouvernement de la nation impérialiste. »
L’auteur de ces propos n’est pas un jeune partisan des théories décoloniales, mais le camarade Lénine en personne, qui écrit ces mots en 1922 dans « La question des nationalités et de l’autonomie ». Lénine est à deux doigts de faire repentance devant les anciens colonisés au nom des « privilèges » grand-russes. Tout est bon, chez le stratège, pour désarmer la bourgeoisie, y compris flatter le « nationalisme » des anciens peuples « opprimés ». « Il faut distinguer entre le nationalisme de la nation qui opprime et celui de la nation opprimée, entre le nationalisme d’une grande nation et celui d’une petite nation », poursuit-il sur la même lancée. Le camarade Lénine ne le saura jamais, mais ce « nationalisme » finira par avoir la peau de l’Union soviétique.
C’est que, plus les politiques compensatoires semblent radicales, moins elles sont efficaces, et entretiennent les inégalités plus qu’elles n’y remédient. Leurs partisans ont beau défendre qu’elles sont provisoires, elles survivent toujours à leurs créateurs, fait remarquer l’économiste américain Thomas Sowell. Dès les années 1930, la politique de réparations avait déjà été détournée de son intention initiale. Les nationalités réclamaient plus de postes, laissant apparaître quelques fissures au sein de « l’amitié entre les peuples ».
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Avec la guerre, le « chauvinisme de la grande puissance russe » fait son grand retour. À Moscou, on craint la solidarité des Ukrainiens ou des Allemands à l’étranger. En réaction, Staline ressuscite la vieille culture russe (celle-là même qu’il avait contribué à éliminer, comme commissaire aux nationalités, en désignant les lishentsy, « individus privés de leurs droits », ennemis du socialisme). À partir de 1937, les artistes qui avaient été « annulés », comme Pouchkine, sont de nouveau tolérés. Un peu comme aujourd’hui, les progressistes « tolèrent » Beethoven malgré les « signifiants de la classe bourgeoise » présents dans la Cinquième symphonie, explique la bien-pensance woke dans un podcast de Vox.
En réalité, la discrimination positive et les purges culturelles ont toujours fonctionné comme les deux faces d’une même pièce, l’une servant à l’autre, l’une permettant l’autre. Naturellement, les quotas ont fini par limiter l’accès à des postes de certaines minorités, notamment les juifs, autrement dit à servir un but exactement opposé à celui qui était affiché. Dans les républiques de l’Est, des commissions gouvernementales devaient veiller à la bonne « indigénisation » des professions supérieures mais, avec le temps, la korenizatsiya s’est révélée un cadeau empoisonné pour le Parti et pour les peuples soviétiques.
Les quotas ont attisé la flamme du séparatisme dans l’Est du pays et monté les peuples les uns contre les autres. Je pense à cet ouvrier de Tachkent (Ouzbékistan), dont l’historien américain Terry Martin cite une lettre où il se plaint de ne pas trouver de travail, car « on le donne aux populations indigènes, aux Ouzbeks, quand notre frère, européen, lui, meurt dans l’indifférence ». On croirait entendre la détresse des « mâles blancs » de l’Amérique trumpiste. Des recherches ultérieures ont confirmé les effets contradictoires de ces mesures sur les relations entre les communautés. L’absence de liens, voire l’hostilité entre les étudiants issus des quotas et les autres élèves est l’une des plus frappantes, toujours selon l’économiste américain Thomas Sowell.
Pour toutes ces raisons, l’amitié des peuples finit par ne devenir qu’un mot ou, pour reprendre les termes de l’anthropologue Alexeï Yurchak, « un mantra vide de sens ». En dehors des grandes déclarations officielles sur le « folklore » des peuples, il ne restait déjà plus grand-chose, dans ma jeunesse, de cette rhétorique multiculturelle. Vous comprenez ma déception quand je vois, aujourd’hui, de jeunes intellectuels préférer l’« inclusivité » à la « méritocratie ». Il faudrait leur expliquer que les mesures compensatoires sont une escroquerie, qu’elles n’ont jamais apporté la moindre solution pour la simple et bonne raison que l’on ne corrige pas une inégalité par une autre. En Russie, l’échec de ces mesures est sans appel. Les communistes s’en sont donné à cœur joie pendant plus de vingt ans et qu’ont-ils récolté ? Du séparatisme, du ressentiment, des guerres civiles et la dissolution de l’empire soviétique en Fédération de Russie.
Au demeurant, même les Américains renoncent à ces méthodes, de nos jours, en raison de leur inefficacité. La Cour suprême ne reconnaît plus le principe des quotas ethniques depuis 1978, même si elle tolère la nécessité de la « diversité » dans l’enseignement supérieur, et donc, l’existence légale de quotas. Aux dernières élections, en novembre, les Californiens ont largement voté contre le retour de la discrimination positive à l’université. Je ne peux m’empêcher de voir dans ces deux décisions un retour à la raison. Il est donc curieux que l’on veuille importer en Europe ces méthodes qui ont largement échoué ailleurs. Le progrès social ne s’achète pas à coup de chiffres et il faut plus qu’un pourcentage pour récompenser le mérite.
Lorsque Coleman Hugues, l’écrivain américain, propose de faire passer des auditions de musique derrière un paravent pour recruter les candidats d’un orchestre, et non les meilleurs musiciens noirs ou femmes, voilà une juste mesure ! Une audition à l’aveugle est plus humaine qu’une sélection à l’aveugle. L’essence d’une démocratie où chacun compte pour ce qu’il sait faire, et non pour ce qu’il est, tout simplement. Mais, surprise, il paraît que cette méthode a disparu aux États-Unis depuis les années 1960…