Ce nouveau film du réalisateur grec Yórgos Lánthimos est son troisième avec l’actrice oscarisée Emma Stone, tête d’affiche incontournable du cinéma hollywoodien et objet de fascination profonde, comme seul le 7e art sait en faire naître…
Après La Favorite en 2018 et, plus récemment, Pauvres Créatures, en 2023, voici que sort en majesté sur les écrans Kinds of Kindness, qui a raté la Palme d’or au dernier Festival de Cannes.
À vrai dire, Pauvres Créatures m’avait laissé perplexe, du fait d’un imaginaire baroque trop appuyé et d’une complaisance systématique pour le grotesque. Emma Stone portait sur ses épaules ce film hybride et décadent.
Dans Kinds of Kindness, elle demeure toujours au premier plan de l’action, véritable centre de convergence dramatique, comme si mûrissait en elle une puissance compacte, qu’elle ne libérait vraiment qu’à l’image. Résultat, le spectateur n’a d’yeux que pour elle, même si les autres acteurs ne déméritent pas, notamment Jesse Plemons, qui propose ici des compositions grandioses.
Les corps conducteurs
Kinds of Kindness se composent de trois histoires, jouées par les mêmes acteurs qui passent d’un personnage à l’autre avec une facilité déconcertante. Ce dispositif permettait, comme l’a déclaré Yórgos Lánthimos, d’« exploiter les différentes facettes de jeu des comédiens », et aussi de conserver la même intensité dramatique d’un bout à l’autre du film. En français, Kinds of Kindness se traduirait par « sortes de bonté », ou de « bienveillance ». Nous sommes proches des mots anglais « friendly » et « considerate », et donc on pourrait traduire également « kindness » par « sympathie ». Ce qui donnerait : « sortes de sympathie », ou, avec un peu d’audace : « sortes de corps conducteurs », pour faire référence au romancier français Claude Simon. C’est en tout cas un titre plutôt ironique, et choisi pour étourdir le spectateur.
Les trois histoires, concoctées avec soin par Yórgos Lánthimos et son coscénariste Efthimis Filipou, se veulent un portrait de l’Amérique actuelle. La première met en scène un homme à qui un autre vole sa vie, en le manipulant d’une manière sadique. La deuxième, celle qui m’a le plus captivé, montre un policier qui ne reconnaît plus sa femme rescapée d’un naufrage. La troisième narre le destin de la responsable d’une secte qui part à la recherche d’une femme censée avoir le pouvoir de ressusciter les morts. Yórgos Lánthimos a l’art de créer une trouble atmosphère de folie, dans chaque épisode. On n’est pas loin d’Edgar Poe, me semble-t-il, mais comme revu et corrigé par les années 70. Les êtres humains deviennent facilement des monstres. Surtout, ils plongent dans la psychose avec une sorte de naturel qui effraie. Nous avons par exemple le policier convaincu jusqu’à la démence que sa femme est un double, et qui lui demande de lui cuisiner son pouce. Certes, le cinéaste montre cette scène d’horreur d’une manière assez peu crédible et presque grand-guignolesque, mais néanmoins on perçoit dans ces images inconcevables un fond de réalisme inquiétant. On a l’impression d’être vraiment chez les fous.
L’aliénation du moi
Malgré ses aspects excessifs, je crois qu’il faut prendre ce film très au sérieux.
Yórgos Lánthimos décrit des personnages qui existent autour de nous. Excédés par l’aliénation que la société exerce sur eux, ils plongent dans des comportements irrationnels, tentant de se révolter pour conserver leur moi intime. Le premier épisode montre bien cette dépossession de soi, si courante aujourd’hui, comme l’admettent les spécialistes, à l’heure où l’identité des êtres humains est remise en question. Pour bien apprécier Kinds of Kindness, je pense qu’il faudrait le mettre en relation avec la pensée d’un Jean Baudrillard (cf. Amérique, 1986, où le sociologue s’attarde sur tous les délires contemporains qui nous viennent d’outre-Atlantique). Sous des aspects de divertissement glauque, le film de Yórgos Lánthimos nous propose en réalité une réflexion parfaitement légitime à propos du monde que nous habitons. C’est le privilège de la fiction, souvent, d’en dire autant, sinon plus, que la philosophie ou la psychiatrie sur les questions graves qui nous obsèdent.
Dans le dernier épisode, situé au cœur d’une secte new age, le corps anorexique mais désirable de la femme qu’interprète Emma Stone est l’objet de diverses agressions physiques, jusqu’au viol. La brutalité subie devient maximale, alors que c’est la « purification » qui était recherchée. Comme si Dieu, en quelque sorte, devait rester nécessairement absent, et abandonner les hommes à leur misère profonde. Kinds of Kindness réfléchit sur le mal endémique. Au-delà d’un nihilisme très contemporain, auquel succombe avec peut-être trop d’empressement le réalisateur, perce cependant l’idée d’une rédemption improbable, et par conséquent toujours à venir. Le miracle aura-t-il lieu ? C’est sans doute cette aspiration morale, placée en arrière-plan par Yórgos Lánthimos, qui permet à son film d’être vu avec autant de délectation (mais une délectation morose). Avant tout, Kinds of Kindness, c’est de l’art ; et cet art ambigu est désormais la marque de fabrique d’un grand metteur en scène, qui a encore beaucoup à nous offrir.
Kinds of Kindness de Yórgos Lánthimos. Avec Emma Stone, Jesse Plemons, Willem Dafoe. En salle depuis le 26 juin.
Amérique, de Jean Baudrillard. Éd. Grasset, 1986. Réédité récemment au Livre de Poche.