Extinction de l’espèce


Extinction de l’espèce

kierkegaard anne frank

1. Divagations philosophiques

On oublie qu’il n’y a pas si longtemps l’extermination était une idée en vogue. On en trouve des échos chez Wittgenstein et Cioran. Il y eut même un philosophe juif, Théodore N. Kaufman, qui prôna en 1941 l’extinction de la nation allemande et sa complète disparition de la surface de la terre dans un livre qui chagrina Hitler, Germany must perish. Sous les calottes crâniennes, on substitua dans les années 1960 l’idée de Peace and Love à celle d’extermination. Tout aussi fumiste est aujourd’hui l’écologie, qui veut sauvegarder un monde propre pour nos enfants. À tout prendre, je préfère encore l’idée de l’extinction non d’un peuple ou d’une race, mais de l’espèce.[access capability= »lire_inedits »]

Dans le fond, ce que n’ont cessé de proclamer les philosophes nihilistes, c’est que seul le rien peut faire sortir la réalité de l’absurde d’un processus sans but, la réalité ne pouvant s’en libérer qu’en s’annihilant. Mieux vaut le rien que l’absurde. L’indignation contre un monde sanguinaire et injuste devrait logiquement aboutir à une volonté de supprimer l’Être. Il faut d’ailleurs être fou pour vouloir le conserver, car c’est vouloir encore et toujours le mal qui constitue la substance du monde. Évidemment, par pure perversité on peut s’en réjouir et participer à la perpétuation de l’espèce. Ou, par une sorte de naïveté qui m’a toujours échappé, lutter pour un monde meilleur. Peut-être Leibniz a-t-il été encore plus loin que Schopenhauer en disant que ce monde est le meilleur des mondes possibles parce que si l’on suppose qu’on peut l’améliorer, on l’anéantit. Mais je préfère arrêter ici ces divagations philosophiques de peur de m’égarer encore plus que je ne le suis.

Dans un manuscrit que je reçois à l’instant (certains auteurs brouillés avec le temps imaginent que je suis toujours directeur de collection aux Presses universitaires de France), je lis ceci qui m’a toujours semblé évident, mais qu’on oublie trop souvent, à savoir qu’on ne philosophe bien que si notre vie en dépend. Une philosophie qui ne répond pas à une crise personnelle, à une expérience traumatisante, et qui n’est pas menée avec l’énergie du désespoir, ne sera jamais qu’une glose savante, un exercice académique, une contrefaçon. « On ne s’intéresse pas tant à la philosophie qu’on ne le l’attrape, écrit l’auteur, comme on le fait d’une maladie dont on ne sait comment guérir. » Sur l’enseignement, il note ironiquement : « Combien sortent du lycée en ânonnant l’allemand, le russe, voire l’anglais qu’ils ont passé jusqu’à sept ans à apprendre ? Il n’en va pas différemment des sciences. Un an de philosophie suffit en revanche pour en faire des sophistes à vie. » L’auteur de ces lignes se nomme Dominique Vernier. Je l’aurais volontiers édité.

2. Le retour gâché d’Anne Frank

Dans un vieux numéro du journal Le Monde, un très vieux numéro puisqu’il date des années 1950, je lis que si Anne Frank n’était pas morte du typhus dans le camp de Bergen-Belsen, les éditeurs n’auraient jamais publié son Journal, prétextant que ces choses-là n’intéressent plus personne… alors elle aurait noté toutes les nuances de son retour gâché et peut-être aurait-elle regretté les jours où, traquée par la Gestapo, elle vivait dans l’illusoire espérance d’un monde meilleur.

3. Ces citations qui trottent dans ma tête

Ma citation préférée : « Les femmes croient que l’amour mène le monde ; c’est dire à quel point elles ont le cerveau dérangé» Je l’attribue à Fassbinder, mais je me trompe peut-être. Une autre citation, celle-ci de Kierkegaard, s’insinue aussitôt dans mon cerveau pour revendiquer la première place. Donnons-lui sa chance : « Que la vie est insignifiante et vide ! On enterre un homme, on l’accompagne au cimetière, on jette sur lui trois pelletées de terre, on part de chez soi en voiture, on revient [/access]

Mai 2015 #24

Article extrait du Magazine Causeur



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