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Kibboutzim: ils auront leur haine

Entre espoirs brisés et résilience quotidienne : les enfants des kibboutzim, gardiens des frontières


Kibboutzim: ils auront leur haine
Commémoration des victimes du massacre du 7 octobre 2023 lors d’un événement à Re’im, Israël, 28 novembre 2023 © AP Photo/Ohad Zwigenberg)/SIPA

Le 7-Octobre a tourné la page du pacifisme israélien. Ceux qui défendaient par conviction la cause palestinienne défendent aujourd’hui par devoir les frontières d’Israël. La peur, la défiance et l’accoutumance à la guerre dictent le quotidien des kibboutz situés en première ligne, au nord comme au sud. Reportage.


Pour cause de frappe iranienne, l’arrivée en Israël fut plus tourmentée que six mois auparavant. Escale à Chypre, pluie de feu au-dessus de Jérusalem, atterrissage en Jordanie au cœur de la nuit, fin du périple par la route. Et l’application signalant les intrusions de missiles, de roquettes ou de drones qui égrène, tout au long du trajet, son maudit chapelet…

À Tel-Aviv, la colère gronde dans la rue. Sur une place de la ville, la foule s’est massée pour réclamer la paix et la libération des otages. « La haine engendre la haine », crie une manifestante. On se rapproche.

« Poursuivre la guerre n’est pas une solution, lance-t-elle.

— Oui mais quelle solution alors ? lui objecte-t-on.

— En tout cas pas la solution de Nétanyahou. Il a laissé prospérer le Hamas pendant des années en pensant que c’était le meilleur moyen d’empêcher la création d’un pays palestinien. Mais qui a dit qu’un pays palestinien était une mauvaise idée ? »

En Israël, tout le monde ne partage pas cette ligne iréniste. Depuis le massacre du 7 octobre, qui a eu lieu au sud de l’État hébreu, et les 25 roquettes lancées quotidiennement depuis le Liban, dès le lendemain, sur le nord d’Israël, beaucoup ne croient plus dans la main tendue.

Rendez-vous avec Yoël, 38 ans. Un « modéré » né dans le kibboutz Yehiam, à 9 kilomètres de la frontière entre Israël et le Liban, où il vit avec sa femme et leur fils.

Acteur de profession, il a mis en pause ses projets parisiens à cause du Covid, puis de la guerre. Son père fut un temps le secrétaire général international du Mapam, un parti à l’origine marxiste qui a fusionné en 1992 avec d’autres formations israéliennes progressistes pour constituer le Meretz, le « camp de la paix », favorable à une solution à deux États et donc au retrait des territoires occupés.

« Quand j’étais enfant, avant les accords d’Oslo, mon père disait qu’il fallait parler avec le Fatah, se souvient Yoël. Beaucoup de gens lui rétorquaient : “Mais tu es fou. Parler avec qui ? Avec des terroristes ?”

— Vous partagez le sentiment de votre père ?

— On a défendu longtemps cette idée… Les extrémistes disaient tout le temps : ils veulent tous nous tuer. Mais nous, on ne voulait pas écouter, on ne voulait pas entendre ça. On disait non, ils disent ça mais en fait ils préfèrent mieux diriger la bande de Gaza plutôt que nous tuer, c’est n’importe quoi. Aujourd’hui, on entrevoit que ce n’est pas n’importe quoi finalement… »

Yoël fait partie de ces Israéliens qui ont longtemps cru à une coexistence heureuse avec les Palestiniens. Comme les kibboutzniks au sud du pays, qui, avant le 7-Octobre, aidaient volontiers les Gazaouis, les emmenaient à l’hôpital, leur donnaient du travail.

« Ces Israéliens aimaient sincèrement vivre auprès des Arabes, rappelle Yoël. Sauf que ce sont les mêmes Arabes qui les ont massacrés dans leur lit ou ont laissé entrer ceux qui l’ont fait.

— À quoi votre vie quotidienne ressemble-t-elle depuis ce jour-là ?

— Au début, je me suis demandé s’il ne fallait pas partir. On a un enfant et ma femme, originaire d’une région plus calme, avait un peu peur. On a même pensé s’installer dans le centre du pays, où c’est moins dangereux. Et puis on a repris petit à petit confiance. Finalement on est restés.

— Que faites-vous lorsqu’il y a une alerte aérienne ?

— Il n’y a pas d’abri dans notre maison, c’est une construction ancienne. On se réfugie dans un petit couloir au milieu du bâtiment et on attend, en espérant que ça ne nous tombe pas sur la tête. Mais nous avons confiance dans le Dôme de fer. D’ailleurs, on a pris une certaine habitude maintenant. Même quand il y a des “boums” partout autour de nous, on continue la conversation. »

Chez tout Israélien, l’ombre du soldat n’est jamais loin. Yoël a combattu en 2006 au Liban, dans une unité d’infanterie. À présent il est réserviste. Il a rejoint son bataillon au Nord il y a deux mois mais a dû rentrer chez lui après s’être cassé le pied. Si l’armée le rappelle, il répondra présent sans hésiter.

« C’est mon devoir, explique-t-il. Je pense souvent à une vidéo qui a fait le tour des réseaux sociaux. C’est un soldat israélien qui l’a filmée peu de temps avant de mourir début octobre sur le front nord. Il y explique qu’il fait la guerre non pas parce qu’il déteste ceux d’en face, mais parce qu’il aime les siens.

— Vous non plus, vous ne détestez pas vos ennemis ?

— C’est pour ça que je fais cette guerre, parce que j’aime ma famille et ma communauté, et que je ne veux pas qu’il leur arrive ce qui est arrivé aux familles des kibboutzim proches de Gaza. Ce déchaînement de haine… Quand j’étais au Liban en 2006, je me souviens d’avoir trouvé un cahier de classe dans la chambre d’un enfant. Il était ouvert sur un exercice consistant à tracer des lignes entre des mots et des images. Les images représentaient des bombes, des mitraillettes, des missiles… Sur la couverture, il y avait une étiquette : “Ali, 6 ans”. Ça m’a bouleversé. Il allait avoir le temps de gagner sa haine, ce n’était pas nécessaire de commencer à 6 ans…

— Justement, ne croyez-vous pas qu’Israël va trop loin et devrait arrêter le conflit maintenant ?

— Ce que veulent Nétanyahou, Nasrallah, Sinouar… La guerre et l’élimination de l’autre. Nous le peuple, nous ne sommes que des pions. S’il y a la guerre, on va à la guerre, on ne se pose pas de questions. Même si on se demande forcément : “Bon, mais après ?” Parce qu’adviendra forcément ce jour. On a une expression pour ça ici : “On se voit à 6 heures, après la guerre !” Or, là, on ne sait pas précisément ce qui est prévu ou même pensé… On a parfois l’impression d’une fuite en avant.

— Tsahal a quand même des buts de guerre précis ?

— Pour le moment, l’objectif est de tirer sur la corde plus fort que celui d’en face. J’espère qu’à ce jeu-là l’armée israélienne affaiblira le Hezbollah pour que d’autres groupes, pourquoi pas, puissent prendre le pouvoir au Liban.

— Et pour l’Iran ?

— Oui, aussi. Le vrai problème, c’est l’Iran. C’est fou de penser qu’avant 1979, il y avait une ambassade israélienne à Téhéran. Imaginez la situation dans laquelle on se trouverait si Khomeini n’avait pas réussi sa révolution… »

Le 7 octobre 2023, le Hamas a frappé précisément ceux qui aujourd’hui pourraient le mieux défendre la cause palestinienne. Le 8 octobre 2023, le Hezbollah brisait à son tour la confiance de beaucoup d’Israéliens en lançant des roquettes sur le nord de leur pays.

Début octobre dernier, les soldats de Tsahal ont pénétré en territoire libanais, dévoilant plusieurs tunnels creusés par la milice chiite, dont certains situés juste à côté des positions de la Force intérimaire des Nations unies au Liban (FINUL).

Le non-respect patent de la résolution 1701 du Conseil de sécurité de l’ONU, qui, depuis 2006, interdit toute présence armée du Hezbollah dans la zone frontière jusqu’au fleuve Litani, est difficile à pardonner pour les Israéliens. Dans les tunnels, ces derniers auraient découvert les plans d’un projet d’attaque, « Conquête de la Galilée », étonnamment similaire à celui déployé par le Hamas.

Pour la première fois dans l’histoire du pays, les autorités israéliennes ont été contraintes d’évacuer la population de la zone nord, jusqu’à cinq kilomètres sous la frontière. Le kibboutz de Yoël, qui abrite environ 800 habitants, se trouve juste en dessous.

Depuis quelques semaines, la plupart des résidents sont revenus sur place. Seuls quelques-uns ont décidé de déménager définitivement. Yoël n’a pas fait ce choix. On lui en demande la raison. Il répond en des termes imagés : « Si on éteignait tout Israël et qu’on allumait une bougie simplement chez les kibboutzim, on verrait la carte d’Israël. C’est pour ça qu’il est important de vivre sur la frontière. C’est un peu comme si on la gardait. »

Autre enfant des kibboutzim rencontré à Tel-Aviv : Kfir, 37 ans. Il est né à Sasa, à trois kilomètres de la frontière libanaise. Un kibboutz dont les 400 habitants ont tous été évacués, à l’exception d’une petite équipe de surveillance civile qui mène la garde et à laquelle appartient son père.

Kfir a créé une petite société, baptisée « Guru Zuzu », qui organise des ateliers de danse dans les entreprises. Comme Yoël, il a été élevé dans le culte des valeurs collectivistes. Cela se ressent dans son travail. « Mon métier, c’est d’aider les gens à être bien ensemble, résume-t-il. Quand on se regarde bouger les uns avec les autres, ça guérit l’âme et le corps. Mais depuis la guerre j’ai dû revoir le contenu de mes animations, développer quelque chose de plus profond, pour aider les groupes à exprimer leur gratitude, leur joie d’être réunis, de ne pas se retrouver isolés dans la tourmente. »

À l’instar de Yoël, Kfir est également réserviste, plus précisément capitaine dans l’infanterie, avec 120 soldats sous ses ordres. Il peut être mobilisé à tout moment.

« Quand j’étais enfant, mon père n’était pas souvent à la maison parce qu’il appartenait à une unité spéciale et partait combattre dans le Nord, confie-t-il. J’en ai souffert. Alors imaginez à quel point ce sera tragique si je suis appelé au nord pour protéger ma famille. C’est un terrible cercle vicieux…

— Une perspective cruelle mais inéluctable ?

— Hélas. Ce qui se passe dans le Nord n’est pas une guerre contre le Liban, c’est une guerre contre le Hezbollah. Ils n’ont aucune velléité de dialogue, de paix ou de créer quelque chose qui ne soit pas la guerre, la violence ou le crime. Pour moi c’est clair. Donc à partir de là, on prend nos responsabilités.

— Pas d’état d’âme alors ?

— Pas d’état d’âme. Mais une interrogation tout de même. Quelle doit être notre priorité ? Devons-nous nous concentrer sur la destruction de l’ennemi ? Ou sur la libération des 101 otages ? Personnellement, je serai heureux quand je reverrai mon peuple à la maison. Et quand tout sera fini. Nous méritons tous mieux. »

La mère de Kfir, Angelica, d’origine italienne, est comme lui une digne représentante de l’esprit des kibboutzim. C’est une artiste reconnue en Israël. Créatrice et directrice de la Fondation Beresheet LaShalom (« Un début pour la paix »), en Haute Galilée, elle a également ouvert un théâtre, Arcobaleno Arcobaleno (« Arc-en-ciel, arc-en-ciel »), où des jeunes artistes, juifs, arabes, chrétiens, musulmans et druzes, se produisent ensemble dans des spectacles de mime et de danse, et où ils racontent ce qui se passe dans la tête des adolescents vivant par temps de guerre.

Son engagement en faveur du dialogue entre les peuples lui a valu de nombreux prix et même, en 2005, une nomination au Nobel de la paix. Quand Kfir était petit, Angelica lui racontait souvent une histoire. Une ancienne légende juive. Elle se déroule dans un champ d’orge. Un homme aperçoit soudain un petit oiseau couché sur le sol, les ailes ouvertes, qui regarde le ciel. Il lui demande :

« Que fais-tu, petit oiseau ?

— J’ai entendu dire que Dieu veut prendre le ciel et le jeter sur la Terre, alors j’essaie de nous protéger.

— Tu crois que tu vas sauver la Terre en restant là, en te couchant et en ouvrant tes ailes ?

— Je fais de mon mieux, tu sais. »

Janvier 2025 - #130

Article extrait du Magazine Causeur




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Éditrice et journaliste

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