Kerviel: les prud’hommes et le bras d’honneur à l’Etat de droit


Kerviel: les prud’hommes et le bras d’honneur à l’Etat de droit
Jérôme Kerviel, fin 2015, entouré de son avocat, David Koubbi, et du porte-parole d'Europe écologie - Les Verts, Julien Bayou (Photo : SIPA.00726917_000004)
Jérôme Kerviel, fin 2015, entouré de son avocat, David Koubbi, et du porte-parole d'Europe écologie - Les Verts, Julien Bayou (Photo : SIPA.00726917_000004)

Le Conseil des prud’hommes de Paris (CPH) a donc condamné la Société générale à verser à son ex-employé Jérôme Kerviel une somme de 450 000 €, en réparation des divers préjudices résultant de son licenciement début 2008, qui a été jugé « sans cause réelle et sérieuse ». La clique du trader déchu s’est immédiatement et bruyamment répandue, louant une décision enfin juste après la honte du procès pénal signe d’une justice complice du Grand Capital, et n’hésitant pas en à appeler à l’affaire Dreyfus pour saluer la réhabilitation de Saint-Jérôme opérée par le CPH.

Régis de Castelnau, notoire adorateur du capitalisme financier, a dit dans ces colonnes le mal que l’on pouvait — voire devait — penser de cette décision.

Seuls quelques autres juristes de mon espèce, atrabilaires et soucieux de l’Etat de droit, sont également outrés par cette décision. Pas parce que la banque doit débourser quelque menue monnaie, non ; un peu parce qu’un trader, figure habituellement honnie de la plupart, se trouve soudain propulsé héros de tout un peuple qui a toujours ses derniers agios en travers de la gorge, oui ; beaucoup parce que cette décision est juridiquement aberrante, et même grave (non, ne partez pas après avoir lu « juridiquement », je vous promets que c’est plutôt simple, malheureusement).

Il y a un principe, en droit, qui s’appelle « l’autorité de chose jugée au pénal », qui implique que quand un jugement pénal est devenu définitif, il s’impose au juge civil, qui est obligé, lorsqu’il statue, de prendre en compte la solution pénale et les considérations qui l’ont directement fondée (ce qu’on appelle les « motifs qui en sont le soutien nécessaire »).

De l’importance de la cohérence

En d’autre termes, si le juge pénal dit « Machin est coupable d’avoir fait ceci », le juge civil ne peut pas dire : « Nan, c’est même pas vrai ». Ce qui garantit une certaine cohérence dans les différents volets d’une même affaire, la primauté de la solution pénale se justifiant de façon assez évidente par l’ordre public supérieur au respect duquel elle veille.

Dans notre affaire, Kerviel a été pénalement condamné, par un jugement devenu définitif, pour abus de confiance, manipulations informatiques, faux et usage – la Cour de cassation ayant rejeté le pourvoi sur le volet pénal (et ayant cassé l’arrêt sur le volet civil, au prix d’un revirement très inattendu de jurisprudence, acceptant d’imputer à la victime d’une infraction pénale une part de la responsabilité de son préjudice du fait de sa négligence fautive ; c’est dire si ces juges sont vendus).

En particulier, pour juger l’abus de confiance, le juge pénal a évidemment dû se pencher sur la question de savoir si la Société générale était au courant, puisqu’il ne peut par définition y avoir d’abus de confiance si l’abusé sait à chaque instant ce que l’abuseur est en train de faire. L’arrêt de la Cour d’appel consacre ainsi 13 pages (pp. 70 à 83) à caractériser l’infraction, en réfutant toute la ligne de défense de Kerviel qui, bien sûr, prétendait déjà que « la banque savait ». Et la Cour de conclure au terme de cet examen minutieux que Kerviel a passé, « sciemment et à l’insu de son employeur », les ordres ayant abouti à la position catastrophique dont le débouclage a coûté 4,9 milliards à la banque. La Cour de cassation a approuvé la Cour d’appel d’avoir jugé « que la Société générale n’a pas eu connaissance des activités de son salarié, qui les lui a dissimulées ».

« A l’insu de son employeur », ce sont les mots de la Cour, qui lui permettent de caractériser le délit d’abus de confiance. C’est donc un « motif qui en est le soutien nécessaire ». Il a donc l’autorité absolue de chose jugée au pénal, et aucune juridiction civile ne peut écrire le contraire, sauf à faire litière de ce principe fondamental.

Et pourtant. Le CPH, pour juger le licenciement sans cause réelle et sérieuse, retient que les faits reprochés à Kerviel par son ex-employeur, à savoir engager à lui tout seul et ses 2 ans d’expérience comme trader 1,5 fois les fonds propres de la banque sur des positions directionnelles non-couvertes en pleine crise financière (une broutille, on ne voit vraiment pas pourquoi la SoGé ne l’aurait pas sciemment laissé faire), étaient prescrits au moment de la décision de licenciement. En effet, en droit du travail, l’employeur dispose de deux mois à compter d’un fait fautif pour engager des poursuites disciplinaires, faute de quoi il ne pourra par la suite plus s’en prévaloir.

Or le CPH estime que la Société générale était « au courant de longue date » des agissements de Kerviel, « et en tout état de cause plus de deux mois » avant la décision de licenciement début 2008. Le CPH dit donc « vous le saviez avant, vous n’avez rien fait, maintenant c’est trop tard ».

Et c’est là que, juridiquement, ça coince sévèrement : « A l’insu de son employeur » vs. « Au courant de longue date ». Juge pénal vs. Juge civil.

Les juges ont-ils perdu la raison ?

« Et l’autorité de chose jugée, alors ?! », direz-vous parce que vous avez suivi. Fi ! Foin d’arguties juridicistes ! Le CPH ne se gêne pas pour si peu, et réécrit toute l’histoire (en un paragraphe, contre 13 pages pour la Cour d’appel, parce que, bon, on ne va pas non plus y passer des plombes, hein), se livrant à une appréciation des mêmes faits et éléments de preuve en contradiction totale et directe avec celle du juge pénal. Il s’assied ainsi gaiement sur trois jugements successifs ayant donné lieu à deux instructions (dont une menée par le juge Van Ruymbeke, notoirement complice des banques…), plusieurs semaines d’audience et quelques centaines de pages de jugements scrupuleusement motivés. Et sur l’autorité de chose jugée.

La seule solution possible pour le CPH était en réalité de prendre acte de la condamnation pénale et de son « support nécessaire » qu’est l’ignorance de la banque (fautive, certes, et pour laquelle elle a été condamnée à 4 millions d’euros d’amende par la Commission bancaire du fait de ses graves défauts de contrôle) jusqu’en janvier 2008, et d’en tirer les conséquences quant à la qualification des faits (non-prescrits puisque découverts très tardivement) en faute grave (la faute lourde étant peu probable, puisqu’elle suppose d’établir une intention de nuire à l’employeur, ce qui ne semble pas le cas de Saint-Jérôme), justifiant le licenciement.

Cette décision est donc juridiquement aberrante, et il ne fait aucun doute qu’elle sera censurée en appel. Elle est également grave, parce qu’il ne s’agit pas juste d’une erreur de droit comme cela arrive régulièrement, mais d’une remise en cause manifestement délibérée, par le CPH, de l’autorité de la chose jugée par la Cour de cassation  et, par là, d’un bras d’honneur à l’Etat de droit, dont on peut légitimement se demander ce qu’il en reste lorsque des juges choisissent de s’affranchir des règles de droit pour rendre une décision médiatique, plan sur lequel Kerviel a déjà gagné depuis longtemps et de façon définitive.

A tous ceux qui, bien que ne connaissant rien du dossier, me ressortiront Dreyfus, le fait que la vérité judiciaire n’est pas la vérité, et qu’il est bien évident que le juge pénal était vendu et manipulé : le but n’était pas ici de refaire les procès et de répondre une énième fois à leurs questions et objections prétendument dérangeantes. Cela a déjà été fait autant de fois par les juges et par les connaisseurs du dossier, qui les ont précisément examinées et démontées, au premier rang desquels les excellentes Olivia Dufour (ses billets de blog et son livre) et Pascale Robert-Diard. Mais ces voix resteront pour beaucoup inaudibles : la haine anti-banques, le romantisme de caniveau et les fantasmes des sommes vertigineuses annihilent toute trace de raison. Y compris, et c’est inquiétant, chez les juges.



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économiste et avocat spécialisé en droit public.

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