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Katyn : l’exception française


Katyn : l’exception française

« L’affaire remonte », comme on dit à la télé, au 17 septembre 1939. Ce jour-là l’Armée Rouge pénètre en Pologne, quinze jours après les troupes allemandes et sur l’autre flanc. Coïncidence ? Pas exactement. Plutôt la stricte application du Pacte germano-soviétique dont c’était l’objet, sinon officiel, du moins évident : le dépeçage de la Pologne (selon une vieille coutume est-européenne).

Mais les plus belles histoires ont une fin et deux ans plus tard, partibus factis, le pacte est rompu. Les Allemands, fonçant vers l’est comme des Pacman, découvrent les charniers de la forêt de Katyn…

Pas mécontents, ils révèlent l’ampleur du crime soviétique : vingt-deux mille Polonais, dont quatre mille officiers, ont été froidement assassinés. Enfin, ils croient le révéler… En fait leur « scoop » ne sera guère relayé, le climat géopolitique ayant radicalement changé.

Entretemps, l’Union soviétique s’est blanchie de son étoile rouge et de tous les crimes commis en son nom : elle a rejoint la « Croisade des démocraties ». Autrement dit, impossible désormais d’aller chercher le mal dans le « Camp du Bien ». A partir de dorénavant, le totalitarisme pur porc n’aura plus qu’un groin : celui de « La » Bête Immonde nazie et de son grand Satan Hitler. Sauf que, contrairement au vrai, ce démon-là est définitivement écrasé en avril 1945[1. Malgré certaines couvertures alarmistes de Paris Match dans les années 60, 70, 80, 90… (Depuis je ne sais pas, je ne vais plus chez le dentiste.)]. Et d’autant plus facile à diaboliser…

Même au procès de Nuremberg, censé juger les criminels nazis exclusivement, le carnage bureaucratique de Katyn figurera dans l’acte d’accusation. Avant de disparaître mystérieusement des attendus du jugement…

D’ailleurs, même au plus chaud de la guerre froide, jamais le couple vainqueur USA-URSS ne remettra en cause ce dogme fondateur de leur impérium partagé : « Morte la Bête, mort le venin… » Ce qui, soit dit en passant, gênera considérablement la propagande antisoviétique des Américains : on ne tire pas deux fois de suite la même cartouche.

Mais ce n’est pas seulement là une erreur ; c’est un péché : « Le péché originel de l’Occident », comme le dira sans politesse excessive Soljenitsyne dans son discours de Harvard (1978) ; en gros, sa complicité fondatrice avec l’une des deux faces du Janus totalitaire décrit par Hannah Arendt.

D’où vient que ce péché-là, la France – qui pourtant était bien peu de chose à l’époque ! – continue seule de l’expier par une sorte de « devoir d’oubli » nouveau et intéressant ?

En tout cas les faits sont là, comme dit l’autre : c’est dans notre pauvre vieille France, qui ne sait même plus pourquoi elle s’appelle Hexagone[2. Même la télé ne sait compter que jusqu’à « Pentagone ».], que la négation aura été prolongée le plus longtemps par le silence.

Katyn a été distribué partout dans le monde, « y compris l’URSS », comme on disait dans ma jeunesse. Il était « nominationné » aux Oscars d’Hollywood en 2007. En février de l’an dernier il était projeté hors-compétition au 58e Festival du film de Berlin, en présence d’Angela Merkel. Mais il reste étrangement absent des salles françaises – même les plus intellos, genre MKII et suivants … Certes il a été projeté au Festival du film polonais de Lille ! Mais c’est pas non plus Bienvenue chez les Ch’tis.

Quant à la télévision, s’il y avait dans ce pays un service public digne de ce nom, c’est évidemment là que Katyn aurait eu sa place. Une page d’histoire aussi monstrueuse, et en même temps, aussi instructive sur l’époque et la nature humaine, c’était tout indiqué compte tenu des « missions » de France Télévision – même avant la disparition de la pub.

Recommandé pour l’édification des jeunes générations… Et même des anciennes puisque depuis 1940, jamais le drame de Katyn n’avait donné lieu au moindre film… Eh bien au lieu de cela, voici que le film sort exclusivement sur Canal + Cinéma – une des quatre déclinaisons numériques de Canal +. Le tout en plein milieu des « fêtes », comme si ces 22 000 cadavres étaient plus faciles à digérer entre la dinde et le foie gras.

Du coup même mon Télérama à moi s’est cru autorisé à faire à Wajda le coup du mépris. Lui qui ne manque jamais de faire l’éloge des programmes historiques formateurs et citoyens ne se fend pas du moindre « T » (sorte de bon point téléramesque) ni même d’un quelconque commentaire. Juste trois lignes de résumé : « Pendant la seconde guerre mondiale, quatre familles polonaises portent le deuil de proches exterminés par les troupes soviétiques. » On n’est pas plus sobre !

Sauf que les « proches» exterminés n’étaient pas 4, mais 22 000 : et que ces exactions de « troupes », forcément incontrôlées, relevaient en fait du crime de guerre conçu par Staline et organisé par le NKVD.

Mais pas le temps de s’appesantir ! C’est qu’il faut faire place au programme suivant : la énième rediffusion du remake raté du Deuxième souffle de Melville, signé Alain Corneau. Neuf lignes de critique, même réservée, en quatrième semaine, c’est quand même mieux que rien du tout dès le premier jour !

Mais Télérama a le sens des responsabilités : pourquoi réveiller une vieille blessure même pas progressiste ? (Si seulement c’était Ken Loach sur la guerre d’Espagne : la « une », je vous dis ! – plus deux pages d’interview mains jointes, et la critique les yeux fermés.)

En plus, si ça se trouve le-Polonais-est-antisémite… Alors quand il est pogromé à son tour, il ne faut pas qu’il vienne pleurer, n’est-ce pas ? Pourquoi une telle lâcheté, survivant même à la peur ? On se perd en conjectures… Y aurait-il encore en France un puissant lobby pro-soviétique, vingt ans après la chute du Mur de la Honte (comme on ne dit plus) ? A moins qu’il ne s’agisse d’une redoutable conspiration néo-stalinienne, cinquante-cinq ans après la disparition du petit Père des Peuples ?

A qui profite ce crime de lèse-mémoire, ou plutôt de lèse-Histoire ? Je serais bien en peine de vous le dire, puisque ce tabou-là reste intact en France (encore l’exception culturelle ?) soixante-dix ans après les faits.

Ce que je sais, c’est que de 1945 à 1989, aucun petit doigt n’a bougé : décidément, et d’un commun accord, la question de Katyn ne serait pas posée.

Il aura fallu attendre Gorbatchev, c’est-à-dire le bordeur du lit de mort de l‘Union soviétique, pour que celle-ci reconnaisse dans un dernier souffle son entière culpabilité – et le mensonge d’Etat qui pendant un demi-siècle y a présidé.

Ce n’est pas, hélas, ce que l’Histoire retiendra de ce Mikhaïl-là, pilier puis sabordeur de l’Union Soviétique, avant de se reconvertir en Grande-Conscience puis en valise Vuitton.

D’ailleurs ces aveux les plus durs n’y changeront rien, ou presque.

Longtemps on continuera, par une sorte de lâcheté devenue réflexe, de feindre l’ignorance. À quoi bon, après tout, accuser d’un crime où l’on a trempé son complice soviétique, ce « grand cadavre à la renverse[3. Comme disait un autre bouffon à propos d’une autre bouffonnerie, heureusement moins sanglante.] » qui ne peut même plus témoigner ? Plutôt ré-enterrer l’affaire, n’est-ce pas, comme déjà Staline en 1940 !

Enfin Wajda vint. Avec cette liberté nouvelle que donne aux meilleurs le grand âge, il osa crever enfin l’abcès dont lui et sa famille avaient souffert depuis quatre générations. L’ignorance, le doute, le mensonge et l’ »omerta » sur leur propre passé, qui de fait interdit toute compréhension de la suite…

« L’avenir appartient à l’homme qui a la mémoire la plus longue », disait Nietzsche, ce ouf malade qui avait tellement raison quand parfois il dégrafait son corset de surhomme.

Si ça se trouve, c’est cela le vrai danger du totalitarisme. Celui que décrivent Orwell et Soljenitsyne : l’oubli du passé, sans lequel il n’y a d’avenir pour personne – sauf pour « l’Homme Nouveau », dont décidément le nom est personne.Vous vous rendez compte de la gravité de ce que je dis ? En tout cas, moi non.

A part ça le film de Wajda est nul, mais ça ne change pas un mot à mon propos.

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