Cela n’étonnera que ceux qui ne le connaissent pas : des innombrables carrières qui s’offraient à lui, Beffa a choisi la seule à laquelle aucun diplôme ne le prédestinait. Son parcours n’étant pas celui d’un surdoué, mais de sept ou huit, il avait pourtant le choix. Passé par l’ENSAE, Cambridge et l’ENS où il est reçu premier, diplômé entre autres d’histoire, d’anglais et de philosophie, agrégé de musique et docteur en musicologie, il obtient huit (!) premiers prix au Conservatoire de Paris. Mais donc, c’est cocasse, pas celui de composition. N’allez pas croire qu’il soit moins doué pour ça que pour le reste, au contraire. Simplement, en 2001, il n’était pas permis, dans le cadre institutionnel, d’écrire ce genre de musique, hédoniste et ouvertement tonale. Honte à qui s’avisait de trop regarnir la table rase. Les avant-gardes donnaient le la, l’atonalisme était roi, et les incrédules étaient traités comme des incroyants.
La situation a découragé plus d’un jeune compositeur. Pas Beffa, dont les vents contraires semblent avoir très tôt aiguisé l’inspiration et stimulé la malice. Le voilà, jeune étudiant, qui se met en tête de faire jouer sa musique par l’orchestre du Conservatoire. Impossible ? En théorie, oui.[access capability= »lire_inedits »] Profitant d’une épreuve d’orchestration, il affecte d’avoir dégoté pour modèle une pièce pour piano d’un compositeur polonais oublié. Il écrit lui-même le morceau, concocte une photocopie du faux manuscrit portant cachet d’une bibliothèque de Cracovie, donne la contrefaçon au jury qui écoute la pièce orchestrée, n’y entend que du feu et lui accorde un premier prix. Un an avant, il avait déjà tenté sa chance en proposant, en guise d’orchestration d’une œuvre de Jolivet, une pièce de son cru qui ne reprenait que le premier et le dernier accord de l’original. Il la baptisera plus tard Mystification. Un an après, élève en composition, il faisait enfin résonner sa propre musique sous son propre nom dans les murs du Conservatoire, mais en l’assortissant d’un texte canularesque, caricature des notes d’intention absconses et pseudo-scientifiques que la doxa sommait les compositeurs d’écrire, les programmateurs d’imprimer et les auditeurs de croire. Comme prévu, le critique commis d’office est, ce soir-là, tombé dans le panneau. Beffa aura très tôt compris qu’à certains égards, la meilleure façon de s’affranchir de l’air du temps était, littéralement, de se moquer du monde.
Bien lui en a pris, puisqu’il avait par ailleurs le talent sans lequel un tel toupet vous condamne à l’exil, et que le monde a bien dû finir par lui trouver une place au soleil. Beaucoup de girouettes, entre-temps, avaient fait un tête-à-queue. Surchargé de commandes et joué dans le monde entier, par les plus grands interprètes, il n’a plus besoin, désormais, de tricher pour se faire entendre.
Il n’en a pas, pour autant, abdiqué ses convictions ni perdu tous ses ennemis. Il faut dire qu’il n’arrange pas toujours son cas, non seulement en renâclant à toute concession esthétique, cela va de soi, mais en écrivant des articles hétérodoxes sur la musique contemporaine, ou en donnant de magnifiques concerts d’improvisation. Ou encore en demandant à Boulez, au détour d’une interview, si la physionomie de sa révolution musicale n’a pas revêtu avec le temps les traits oxymoriques du fameux Parti révolutionnaire institutionnel mexicain, au pouvoir pendant 70 ans.
Même s’il brouille parfois les cartes, comme avec cette biographie très fouillée de Ligeti qu’il vient de publier[1. Ligeti bénéficie, malgré des relations ambivalentes avec l’avant-garde, d’une considération quasiment unanime dans les milieux autorisés.], il est encore souvent réprimandé par les derniers gardiens de la modernité académique. Tel ce journaliste qui s’indignait récemment qu’une pianiste pût faire cohabiter sur un même disque Stockhausen et Beffa : « Mais enfin, Stockhausen est inventif alors que Beffa est régressif ! » lançait-il à la pécheresse.
Si la valeur d’une œuvre se jugeait à l’indigence argumentative de ceux qui la condamnent, Beffa dormirait donc tranquille. Mais ce n’est pas son genre. Les éloges de plus en plus nombreux ne le consolent pas des persiflages de plus en plus rares. Et il se fiche probablement des uns comme des autres. Il doute et se tourmente. L’expérience n’y fait rien, ou pas grand-chose : chaque nouvelle page blanche est une souffrance ; chaque commande, une épreuve. Il en discute de façon très touchante avec le mathématicien Cédric Villani dans un livre que je conseille à tous ceux qu’intéressent les mystères de la création et de l’inspiration. Quand Beffa est satisfait d’un passage musical, il est partagé entre la joie d’avoir atteint son but et le désespoir d’avoir dû tant travailler pour y parvenir. Inquiétude et tâtonnements. Sa musique se ressent souvent de la première mais jamais des seconds. Œuvre d’un vrai artisan, elle semble couler de source. Le contraste y est saisissant entre des parties étales, sous-tendues par une harmonie riche qui colore de lentes et superbes métamorphoses thématiques (Éloge de l’ombre, Rainbow, Finale des Ombres qui passent…), et des transes rythmiques effrénées, inspirées des musiques populaires actuelles, qui tétanisent l’auditeur et ne libèrent son attention qu’après l’ultime accord (Finale du 1er concerto pour piano, Subway, La Nef des fous…). Dans tous les cas, une conscience harmonique aiguë. Et un traitement lancinant de la répétition qui nimbe ses pièces d’un climat d’obsession. Qu’elle murmure, qu’elle chante ou qu’elle crie, sa musique nous parle et nous irrigue.
Indifférent à la mode, Karol Beffa compose, interprète, improvise, enseigne et écrit, tout à la fois et sans relâche. Chaque occupation s’enrichit de la précédente et nourrit la suivante. Alchimie de l’indissociation, devenue si rare. Résultat : un musicien inspiré et total, diablement cultivé, curieux comme pas deux, un homme à la conversation passionnante et drôle, un baroudeur inépuisable, un espiègle, un angoissé de première, un perpétuel insatisfait. Si le mot, tellement galvaudé, n’inspirait pas aujourd’hui une légitime méfiance, j’aurais dit, tout simplement : un artiste. Un vrai.[/access]
Dernier CD: Blow Up, IndéSENS, 2016.
György Ligeti, Fayard, 2016.
Les Coulisses de la création, Flammarion, 2015, avec Cédric Villani.
Comment parler de musique? (leçon inaugurale au Collège de France), Collège de France/Fayard, 2013.
A paraître en octobre 2016: Karol Beffa (dir.), Les nouveaux chemins de l’imaginaire musical, éditions du Collège de France.
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