Que faire du communisme après Staline, Pol Pot et tous les autres?


Que faire du communisme après Staline, Pol Pot et tous les autres?

Karl Marx communisme

Régis de Castelnau a écrit :

« André Sénik, rappelant régulièrement qu’il a été communiste, somme ceux qui le seraient restés d’abjurer la foi que lui-même a abandonnée. »

On peut me relire dans tous les sens, je n’ai sommé personne de renier la foi que j’ai abandonnée : j’ai invité ceux qui sont restés communistes à suivre l’exemple de Lacouture, qui a reconnu fort honnêtement s’être aveuglé sur les crimes du communisme.

Il est vrai que je ne me suis pas contenté de rendre hommage à l’honnêteté exemplaire de Lacouture. J’ai ajouté qu’un effort de lucidité s’impose à ceux qui se veulent communistes tout en reconnaissant les crimes du communisme. Ils ont le devoir de chercher sans complaisance si le communisme qu’ils portent aux nues est coupable ou innocent des crimes commis en son nom.

J’ai formulé ce devoir de lucidité en faisant écho à la façon dont Lacouture explique son aveuglement de l’époque : « J’avais un peu connu certains dirigeants actuels des Khmers rouges, mais rien ne permettait de jeter une ombre sur leur avenir et leur programme. Ils se réclamaient du marxisme sans que j’aie pu déceler en eux les racines du totalitarisme. J’avoue que j’ai manqué de pénétration politique. » Lacouture estimait donc qu’à l’époque rien ne lui permettait de déceler un rapport de causalité entre le marxisme dont ces dirigeants se réclamaient et les racines du totalitarisme. C’est ce qui m’a fait écrire : « On peut aller plus loin que Lacouture dans la lucidité. Par exemple, en se demandant sans complaisance si aujourd’hui encore rien ne permet de déceler les racines du totalitarisme chez des gens qui se réclament du marxisme. »

Cette question signifie « Peut-on être marxiste, après Staline, Pol Pot et tous ceux qui ont soumis le marxisme à l’épreuve de la pratique, c’est-à-dire à l’épreuve de la réalité ? »

Ce n’est manifestement pas la question de Régis de Castelnau. Lui se vante au contraire de partager le point de vue de Slavoy Zizek pour lequel la question qui se pose est : « Comment être communiste après Staline ? »

La question, ou plutôt la problématique « comment rester fidèle au communisme malgré l’horreur dont Staline n’est qu’un nom propre parmi tous les autres ? » barre la route au devoir de lucidité. Elle signifie qu’il faut impérativement chercher à sauver le communisme, au lieu d’examiner s’il est innocent ou coupable de l’une des deux pires tragédies du XXe siècle.

Je précise que je prône la mise en examen sans complaisance du communisme de Marx, et non du marxisme-léninisme que presque plus personne ne défend sérieusement.

Voyons la façon dont  Régis de Castelnau s’y prend pour justifier sa question, je veux dire son refus de mettre le marxisme en examen.

Dans un premier temps, s’il reconnaît les faits, il ne remonte pas au-delà de Lénine, jusqu’ à Marx, et cela afin de ne pas s’interroger sur la responsabilité de la pensée de Marx dans les révolutions communistes. « Parce que c’est là où André Sénik a raison, toutes les expériences de « socialisme réel » engendrées par la révolution d’octobre ont débouché sur des dictatures, qui furent pour certaines des tragédies sanglantes. »

Comment échappe-t-il ensuite à  cette écrasante preuve à charge ? Au moyen de deux procédés.

Le premier procédé nous est bien connu. C’est l’inversion de la responsabilité. Les crimes du communisme sont reconnus, certes, mais à la condition d’être immédiatement imputés à ses ennemis. C’est ainsi que Régis de Castelnau nous raconte en long et en large comment et pourquoi les Américains furent les premiers responsables des atrocités commises par les Khmers rouges, que Lacouture attribua trop naïvement à ces derniers. Dans la même veine, il nous explique que le capitalisme est le premier responsable de l’illusion communiste. « Mais ce qui fut la grande passion du XXe siècle, aux dimensions religieuses évidentes, n’est pas tombé du ciel. Elle fut le fruit des affrontements sociaux du XIXe siècle qui virent le triomphe du capitalisme dans l’accouchement terriblement brutal de la société industrielle. Triomphe qui déboucha sur une guerre commencée le 1er août 1914 et terminée le 9 novembre 1989. »

Dans ces deux cas, le communisme est présenté comme une réaction aux crimes des capitalistes. Moyen oblique d’exonérer le système communiste tout en prétendant reconnaître ses crimes. On connaît ce procédé, qui sert d’autres causes. Il permet ainsi d’« expliquer » le nazisme (sans l’innocenter) par le traité de Versailles, la crise de 29 et la révolution bolchévique, et d’« expliquer » l’islamisme barbare (tout en le condamnant) par les crimes et les fautes de l’Occident libéral colonialiste et dominateur. Glissons.

Le second procédé utilisé par Régis de Castelnau consiste à justifier la fidélité au communisme par l’espérance qui fut projetée sur lui, qui en serait inséparable, et qui risquerait donc d’être condamnée avec lui.  Je le cite : « Car le travail de déconstruction du marxisme-léninisme (y compris dans son absurde version maoïste) est tout à fait indispensable. Ne serait-ce que pour enfin savoir si les idées d’universalisme et d’émancipation humaine doivent être définitivement enterrées. »

Il se trouve que j’ai fait ce travail de déconstruction, ou plutôt ce travail d’enquête, pour enfin savoir si les idées d’universalisme et d’émancipation humaine doivent être définitivement enterrées.

Le résultat de mon enquête est sans ambiguïté : oui, les idées marxistes d’universalisme et d’émancipation humaine doivent être définitivement enterrées.

J’ai publié il y a quatre ans une longue critique de Sur la question juive, l’article inaugural de Marx dans lequel il a exposé pour elles-mêmes ses idées sur l’universalisme et sur l’émancipation humaine[1. Marx, les Juifs et les droits de l’homme, à l’origine de la catastrophe communiste, postface de Pierre-André Taguieff,  Denoël 2011.].

« L’universalisme » signifie pour lui l’abolition de tout ce qui fait de l’homme un individu particulier. Le Juif, parce qu’il est homme de commerce et d’argent, porte à son comble ce particularisme anti-universaliste et donc aliénant.

Pour définir sa sa conception de ce qu’il appelle « l’émancipation humaine », Marx l’oppose à « l’émancipation politique » apportée par 1789. L’émancipation politique reconnaît les droits des hommes tels qu’ils sont. L’émancipation humaine vise à les transformer radicalement en les émancipant de ce qu’ils sont.

L’homme « humainement émancipé », c’est le citoyen qui n’est plus du tout une personne privée, et c’est l’être générique qui n’est plus rien d’autre qu’un membre du genre humain.  C’est l’individu désintégré et dissous dans la totalité.

C’est au nom de cet universalisme et de cette émancipation humaine que Marx fait le procès de tous les droits de l’homme, depuis la liberté jusqu’à la propriété privée.

C’est au nom de cet universalisme et de cette émancipation humaine qu’il condamne l’existence de la société civile au sein de laquelle les hommes agissent en tant que particuliers. C’est encore au nom de cet universalisme et de cette émancipation humaine qu’il fait l’éloge de la Terreur robespierriste.

Un détail qui intriguera, du moins je l’espère, ceux qui attribuent la passion communiste aux horreurs du capitalisme industriel : dans Sur la question juive, qui date de 1844, il n’est question ni du capitalisme, ni de la lutte des classes, ni de l’inégalité et de l’exploitation. Pas plus d’ailleurs qu’on ne trouve ces concepts dans les passages de Platon en faveur du communisme.

Quant à l’universalisme au sens humaniste du terme, rien n’est plus étranger à Marx.

C’est lui qui fait remplacer la devise de la Ligue des communistes « Tous les hommes sont frères » par le célèbre « Prolétaires de tous les pays unissez-vous » qu’on trouve à la fin du Manifeste du parti communiste. Ce slogan est un appel à la lutte à mort contre les bourgeois, qui n’appartiennent pas à la même communauté humaine que les prolétaires. En octobre prochain paraîtra ma critique du Manifeste du parti communiste, qui montre que cet appel était porteur du pire de ce que  firent les communistes au pouvoir[2. Le Manifeste du parti communiste aux yeux de l’Histoire, à paraître chez Pierre-Guillaume de Roux, en octobre 2015.].

J’espère que j’en ai assez dit et assez fait pour rassurer Régis de Castelnau, qui craignait que je ne sois pas assez anticommuniste.

*Photo : Wikimedia Commons

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André Sénik, professeur agrégé de philosophie.

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