Il était l’homme aux lunettes noires, celui qui a redressé Chanel et qui a, le premier, popularisé le gilet jaune. Karl Lagerfeld incarnait la mode aux yeux des amateurs de robes noires comme de ceux qui ne connaissaient que son accent et son franc-parler. Le grand couturier est décédé.
Chez Karl, la caricature faisait souvent office d’armure. Habile subterfuge pour mettre à distance les critiques et le protéger des malotrus. Le couturier aura passé sa vie à se cacher pour être reconnu et vénéré dans le monde entier. Comment passer à côté de ce phénomène à la perruque poudrée et aux épaisses lunettes noires ?
Il tutoyait les reines et vouvoyait ses clientes
Nous le croisâmes souvent dans les rues étroites de Saint-Germain-des-Prés, sagement installé sur le siège passager d’une magistrale Mercedes Classe G vitres fumées ou d’un coupé Rolls-Royce aristocratique ? Il avait des manières « Grand Siècle » avec sa princesse Choupette qui nous changeaient des dissimulateurs et des démagogues, la norme des milieux artistiques.
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Karl tutoyait les actrices, les présidentes et les reines, le vouvoiement était seulement réservé à ses vraies clientes. Jamais dupe, il savait faire le tri entre ses obligés et ses donneurs d’ordre. Nous le connûmes, un temps, avec un catogan, sorte d’highlander des podiums, de Lorenzo Lamas des défilés, puis il revînt à plus de modération dans des costumes cintrés, chemise blanche et fine cravate noire pour une allure « slim fit ».
L’homme de toute époque
Au début de sa carrière, dans les lointaines années 50/60, il ne masquait pas encore son visage et son embonpoint poupin. Joufflu il le fût, c’était de saison, avant d’amorcer une course à la raideur jusqu’à la rigueur.
Ses vêtements anticipèrent les profondes mutations sociales du demi-siècle passé, des rondeurs gamines des Trente Glorieuses à une mondialisation sèche comme un coup de trique. Du glamour à l’ascèse. Du vaporeux au coléreux. Chez lui, tout était composition, extravagances filmées et provocations taquines car il ne résistait pas à un bon mot.
Son année de naissance (1933 ?) était même suspecte, il poussait très loin le jeu des faux-semblants. Il avait compris bien avant les autres professionnels que la mode ne supportait pas l’anonymat et la gentillesse. Le caractère d’une femme devait transparaître dans ses habits, à lui la mission difficile de transfigurer, par le dessin, une silhouette anodine. Il avait également anticipé la transformation de ce désormais business planétaire, le clinquant des marques et l’apparat éphémère des youtubeuses ayant définitivement remplacé les stars tutélaires d’hier.
Karl Lagerfeld, le gilet jaune d’en haut
C’était là aussi, tout le paradoxe de ce styliste inspiré et homme d’affaires redoutable, il masquait sa timidité, son émotivité presque, par une liberté de ton irrésistible. Son image dépassait sa personnalité. Son talent désinhibait ses vieux réflexes de politesse. Et son bagout sera, un jour, enseigné dans les universités, variation entre des accents banlieusards à la Arletty et un pincement de bec digne de la haute aristocratie prussienne. Il y avait d’abord cet accent guttural qui fit le succès de quelques imitateurs, une scansion martiale des mots qui donnait à son débit une mélopée allemande, un romantisme particulièrement vengeur. Karl jonglait avec les langues et avec les formules à l’emporte-pièce. Aux commandes de Chanel ou de Fendi, il ridiculisait ses adversaires économiques par ses perpétuelles pirouettes verbales. Devant un micro, mi-facétieux, mi-sérieux, il balançait des horreurs réjouissantes. Il secouait le cocotier médiatique. Et le système était pris à son propre piège, comment désavouer l’un des papes de la haute-couture ? Irait-on chercher des noises à Michel-Ange ? Se permettrait-on de tancer l’un des derniers artistes de la fripe même quand il évoque l’épineuse question migratoire ?
« Ça n’existe pas les créateurs heureux »
Karl avait tout digéré et disséqué en construisant sa propre mythologie. Il fut le grand ordonnateur de son Panthéon personnel. D’Inès à Kate, de Naomi à Carla, du pop art aux moralistes français, du consumérisme aux philosophes allemands, Karl s’amusait de son génie créateur. « Ça n’existe pas les créateurs heureux », avait-il coutume de dire. Gabrielle Chanel affirmait qu’« une femme qui n’est pas aimée est une femme perdue ». On peut dire aujourd’hui qu’une femme qui ne fut pas habillée par Karl était tout aussi perdue.
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