Olivier Prévôt. Vos convictions de citoyen, l’univers de votre cinéma ne sont pas, a priori, ceux de Causeur. Pourtant, vous avez accepté cette interview.
Karim Dridi. Ça me plaît de débattre, y compris avec mes ennemis. Ne s’adresser qu’à ceux qui pensent comme moi n’aurait pas de sens. Et vous avez une qualité à Causeur : vous avancez à visage découvert.
Nous qualifier d’ennemis… tout de même !
En période de guerre, un adversaire devient un ennemi. Et un homme qui n’a pas d’ennemis n’est pas un homme. Ça me plaît de pouvoir débattre de certaines choses qui nous divisent. Votre vérité n’est pas la mienne. On peut parler de cinéma. Ce qui peut réunir les gens, c’est aussi le cinéma.
Surtout que votre cinéma n’est pas un cinéma qui « tranche ». Il y a une forme d’ambiguïté dans vos films.
Je dirais plutôt « complexité ». La vie n’est pas simple. Ce n’est pas blanc ou noir. Et ici, je ne parle pas de couleur de peau.
Vous avez intitulé votre film Chouf. Qu’est-ce que vous nous proposez de voir ?
Oui, j’aurais pu l’appeler « Regarde ». Regarde ce qui se passe dans les quartiers, et pas seulement à Marseille. Mais j’ai choisi un mot arabe. J’aime ces termes arabe utilisés dans la langue française. Et celui-là, justement, quand il désigne les guetteurs, les choufs, il n’est pas utilisé par les Arabes. Parce que c’est le mot qu’emploient les policiers français entre eux, et que ça vient de la guerre d’Algérie : l’armée française s’en servait déjà pour qualifier les guetteurs du FLN. Chouf, dans ce sens-là, c’est la langue de l’adversaire. [access capability= »lire_inedits »]
Ce que vous nous invitez à regarder, vous le montrez avec un réalisme quasi documentaire.
Authenticité ne veut pas dire documentaire ! J’ai le plus grand respect pour le documentaire, les Jean Rouch, les Wiseman… mais Chouf est une fiction, un thriller. On est tellement habitués à ce que la fiction déréalise le monde à des fins de propagande, que lorsqu’un cinéaste fait un effort d’authenticité – le même, finalement, que celui de Pagnol filmant autrefois Marius –, alors on répond « documentaire » ou « naturalisme ». Non ! De plus, un documentaire sur les trafics de drogue ou les règlements de comptes à Marseille aurait été voyeur. Forcément.
Cette question du voyeurisme est très présente dans votre œuvre.
Depuis le début, oui. Pigalle, mon premier film, c’était ça, « ma question ». À quel moment le cinéaste se distingue du voyeur ? Eh bien ! quand il entre dans la faille de l’humain, sans juger, sans surplomb. Et moi, j’aime les corps, les grands, les petits, beaux ou pas beaux, on s’en fiche. Ça manque dans le cinéma français, des acteurs qui ont un corps. Il est où, par exemple, le Javier Bardem français ?
Les corps sont très présents dans Chouf.
Oui. Je crois au pouvoir quasi mystique du cinéma. Cette force de la caméra qui peut capter quelque chose qui vous échappe. Inconscient, incontrôlable. Cette vérité, cette authenticité du corps, ce moment où l’acteur ne peut pas tout maîtriser, et qu’il accepte ce don de soi très particulier. Il sait que le réalisateur cherche ça.
Vos deux acteurs principaux sont Sofian Khammes (Sofiane) et Foued Nabba (Reda)…
Oui, ce choix s’est imposé en travaillant le scénario. Foued est un jeune rappeur d’un formidable charisme. Il a su instinctivement incarner ce caïd. Avec aisance et naturel. J’ai mis plus de temps avec le personnage de Sofiane. Je cherchais un Johnny Depp arabe. Beau, sensuel, sexuel. Mais à chaque essai, ça ne marchait pas. Jusqu’à ce que je demande à Sofian Khammes, qui devait initialement jouer le rôle de Marteau, d’essayer. Et là, j’ai su que c’était lui.
Les relations de Sofiane et Reda sont ambiguës.
L’un des personnages désire l’autre, c’est certain. Qu’est-ce-qu’il désire ? Son éducation ? Son intelligence ? Autre chose ? De toute façon, cela reste dans un registre inconscient, sous-jacent. Suivant sa sensibilité, on le perçoit ou pas.
Dans votre film Hors jeu – nous étions en 1998 –, la révolte n’était pas une question ethnique. Au contraire, Chouf me semble pris dans une dérive sécessionniste.
C’est-à-dire ?
Des personnages arabes, joués par des arabes, un metteur en scène arabe, Rachid Bouchareb à la production…
Et Jean Bréhat ! N’oubliez pas Jean Bréhat ! Avec Rachid, ils forment un vrai tandem.
Et le seul personnage « blanc »…
… n’est pas très sympathique, oui ! C’est vrai. Que voulez-vous, en 1 h 48, je n’ai pas le temps de faire du politiquement correct. Vous pourriez aussi me reprocher de ne pas avoir de personnage féminin dans une situation de pouvoir, de ne pas avoir tourné La Caïd, pendant que vous y êtes. Et puis dites-moi : pourquoi ne posez-vous pas la question à Desplechin ? Hein ? Personne ne reproche à Rois & Reine de ne pas avoir de personnage arabe. Personne ne soulève ce type de question.
Ah si ! Peut-être pas à Desplechin mais…
…Non, jamais. Personne n’ose poser cette question. Alors peut-être que ça ne vous fait pas plaisir qu’il n’y ait pas de rôles de blancs positifs. Mais c’est drôle : ceux d’en face me font le même reproche… Pourquoi ne pas montrer des médecins, des avocats arabes ? C’est amusant comme vos points de vue se rejoignent !J’ai fait un film sur les règlements de compte dans les milieux de la drogue et je n’avais pas de place pour le politiquement correct. Cela dit, c’est un film français, financé par France 3 et Canal+. Moi, je n’ai pas demandé d’argent au Qatar. Ça m’aurait fait mal aux seins !
Il me semble que le film tourne autour d’une énigme. Au fond, pourquoi Sofiane, qui réussit ses études, plaque tout ?
Je ne voulais pas être trop explicatif. Il se contente de dire, à propos de son école de commerce, « je ne me sens pas à ma place ». Toute une génération comprend ça. On est Maghrébin, on le restera toujours. Au mieux, si on réussit, on sera le Maghrébin de service.
Vous plaisantez ?
Pas du tout ! Le jour où on verra un président maghrébin…
Rachida Dati, ex-garde des Sceaux, Najat Vallaud-Belkacem, ministre de l’Éducation, Myriam El Khomry, ministre du Travail… On a le sentiment, à vous écouter, d’une revendication infinie.
Bien sûr qu’elle est infinie. Et tant mieux. Elle ne va jamais s’arrêter, cette revendication.
Infinie comme le désir, le désir de Reda…
Vous ne voulez pas le voir : on maintient les gens dans des ghettos.
Mais ces ghettos n’en étaient pas. Enfant, j’habitais dans une ZUP. Nous en avons été chassés. Par la délinquance. Et pas que nous : les Juifs, les Portugais…
Vous pensez que le ghetto a été fabriqué par les gens du ghetto. C’est faux. Les gens ne sont pas responsables de l’insalubrité de ces immeubles. Prenez le quartier d’Air-Bel à Marseille. 8 000 habitants. Pas une boulangerie. À Crest, dans la Drôme, même nombre d’habitants, et il y a six boulangeries. Que vous le vouliez ou non, ces cités, ces quartiers construits en 1962 témoignent de l’héritage colonial dans lequel nous sommes tous pris. [/access]
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