Accueil Culture « Houris », de Kamel Daoud: le grand roman de la «décennie noire» (1990-2000)

« Houris », de Kamel Daoud: le grand roman de la «décennie noire» (1990-2000)


« Houris », de Kamel Daoud: le grand roman de la «décennie noire» (1990-2000)
Kamel Daoud © Hannah Assouline

La loi de Réconciliation nationale, citée par Kamel Daoud en exergue de son roman, punit d’un emprisonnement de trois à cinq ans « quiconque qui, par ses déclarations, écrits ou tout autre acte, utilise et instrumentalise les blessures de la tragédie nationale… » Autant dire que le romancier de Meursault : contre-enquête (2013) est désormais tricard dans son propre pays. Peut-être l’obtention du Goncourt — un pari de notre chroniqueur — et la certitude d’avoir écrit un grand livre le consoleront de cet exil imposé.


Notre collaborateur Jean-Paul Brighelli vient parallèlement de publier L’école sous emprise, dont Céline Pina rend compte ici NDLR

En 1994, j’enseignais au lycée de Corbeil-Essonnes, mère de toutes les ZEP, coincé entre la cité (maghrébine) des Tarterêts et celle de Mauconseil, bastion majoritairement africain. Un jour, un élève de Première pas très intelligent lança, en plein cours : « Moi, j’suis au GIA, M’sieur ! » « Eh bien, nous savions tous que tu étais un crétin, nous savons désormais que tu es aussi un futur assassin. »
Le Groupement Islamique Armé était la plus radicale des factions qui se disputaient alors l’Algérie, après la dissolution du Front Islamique du Salut, qui avait inopportunément remporté les élections de 1990. Les « Tangos » (les moudjahidines islamiques) et les « Charlie » (l’armée algérienne, tout aussi portée aux exactions) se disputèrent pendant dix ans, à grands coups de massacres, le territoire et le pouvoir. 200, 300, 500 000 morts ? Aucun bilan n’a réellement été tiré de ces dix ans d’horreurs, que Kamel Daoud s’emploie à ressusciter en passant par la voix d’une femme qui parle au fœtus dont elle hésite à se débarrasser.

(Comment, un homme qui parle au féminin ? N’a-t-il pas honte de procéder à une appropriation pareille ? Non — d’autant qu’il le fait à la perfection).

Les lois algériennes sur l’avortement sont parmi les plus restrictives au monde. De très nombreuses femmes avaient été violées par les combattants de ces années noires — mais l’Assemblée nationale refusa d’inscrire le viol parmi les motifs autorisés d’avortement. Quand on veut conquérir le monde avec le ventre de ses femmes, on fait feu de tout zob.

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Aube / Fajr, « coincée entre l’envie de te tuer et celle de te parler sans fin », parle donc au petit amas de cellules dont elle peut encore se débarrasser. Elle lui raconte comment elle en est arrivée à vivre avec une canule plantée dans ce qu’il lui reste de larynx : un soldat d’Allah a bien tenté de lui trancher la gorge, comme à sa sœur, mais l’a partiellement ratée. Elle avait alors cinq ou six ans, on l’a rafistolée comme on a pu, avec un barbelé dessiné sur sa gorge. Elle arbore ce sourire kabyle (« le sourire n’a pas de dents, juste des points de suture, une quinzaine ; c’est une longue grimace, une balafre ahurissante ») et parle d’une voix feutrée, car ses cordes vocales aussi ont été partiellement coupées. Une manie, chez ces bons apôtres, que l’usage inconsidéré du couteau : « L’année où est né mon « sourire », par exemple, on avait égorgé plus d’hommes que de moutons. »
Projet insensé que le sien : « Comment te dire la guerre, dit-elle à sa fille-en-devenir, sans te salir ou te montrer des monstres et te les mettre dans la bouche, un par un, pour te les faire mâcher et avaler ? »
C’est justement là le projet de ce livre terrible. « Ici, il ne reste rien de la guerre que les égorgeurs de Dieu ont menée il y a quelques années. Rien que moi, avec ma longue histoire qui s’enroule et se déroule, t’enveloppant comme une corde nourricière. C’est ce qui rend les gens si nerveux autour de moi quand ils me croisent au bas de l’immeuble. Peut-être qu’ils se doutent que, par le trou de ma gorge, ce sont les centaines de milliers de morts de la guerre civile algérienne qui les toisent. »

Les houris sont les créatures éternellement vierges que la tradition coranique promet aux vrais croyants après leur mort. 72 en général, mais selon les versions, ça peut aller jusqu’à 5000.
C’est curieux, cette manie des vierges, dans l’islam. Être le premier, être le seul. Faut-il croire Trevanian, qui dans Shibumi affirme : « La virginité est capitale pour les Arabes, qui craignent avec raison les comparaisons. » Déflorer une femme est rarement une partie de plaisir, ni pour l’un, ni pour l’autre — alors 72 ad libitum
Quant à ce que les femmes auront à se mettre sous la dent au Paradis d’Allah, le Coran est muet sur ce point. Mais est-ce qu’elles comptent ? « Entends-tu les hommes dehors dans le café ? Leur Dieu leur conseille de se laver le corps après avoir étreint nos corps interdits à la lumière du jour. Ils appellent ça « la grande ablution », car nous sommes la grande salissure. » La condition des femmes est l’une des multiples abominations de l’islam : « Je t’évite de naître pour t’éviter de mourir à chaque instant », dit-elle à son enfant-en-devenir.

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Cela, c’est la première partie du roman. Les voix ensuite se diversifient : ainsi, ce libraire errant, qui va de village en village vendre des livres de cuisine et des exemplaires du Coran — car on lui interdit tout le reste. Il suffit de lui donner une date pour que sa mémoire dévide les massacres de ce jour-là.
Kamel Daoud arrive alors au niveau du plus grand livre de guerre jamais écrit, le Tombeau pour cinq cent mille soldats de Pierre Guyotat que Gallimard publia en 1967. Des alignements de massacres. Parce qu’enfin, la guerre est d’abord cela : des litanies indicibles auxquelles il faut donner une voix.

Les jurés du Goncourt, qui ont sélectionné Houris dans leur première sélection, seraient bien avisés de donner à Kamel Daoud, couronné jadis pour le Goncourt du meilleur premier roman, un prix qui mettra en lumière ce que l’histoire officielle — celle qu’enseignent les manuels scolaires et, chez nous, les pédagogues qui refusent de parler de la traite saharienne ou des razzias opérées sur les côtes européennes — tente en vain de glisser sous le tapis de prière.

Kamel Daoud, Houris, Gallimard, septembre 2024, 412 p.

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Normalien et agrégé de lettres, Jean-Paul Brighelli a parcouru l'essentiel du paysage éducatif français, du collège à l'université. Il anime le blog "Bonnet d'âne" hébergé par Causeur.

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