Xavier Mauméjean a eu une idée géniale et un peu à la mode – ce qui la rend doublement géniale ou non, selon le degré de bougonnerie de son lecteur – pour son dernier roman: imaginer le non-dit d’un fait historique. En septembre 1911, Franz Kafka et son ami Max Brod quittent Prague et leur bureau de petits fonctionnaires pour passer quelques jours à Paris. C’est tout pour les faits: Kafka à Paris est le récit fictif et impertinent de leur séjour.
Celui-ci prend un tour épique la veille du départ, quand un éditeur pragois ambitieux charge les deux jeunes écrivains encore inconnus de rédiger un guide touristique de la capitale française à destination des visiteurs modestes, et surtout, de rendre une visite de courtoisie à l’un de ses amis miné par une dépression mais riche à millions. En dédommagement, l’escapade entière est aux frais de l’éditeur. Il n’en faut pas plus à un Kafka loufoque, imprévisible, loin des clichés et à son faire-valoir excentrique pour se lancer tête baissée dans l’aventure. Le démarrage est lent, mais une fois à bord du train, le récit suit sa route avec panache et insolence, déploie des trésors d’humour décalé non consensuel.
Depuis l’anti-germanisme français dont les compères craignent d’être victimes par malentendu (« Pour les Français, tout ce qui s’exprime avec trop de consonnes vient d’Allemagne. ») jusqu’au vol de la Joconde dont est accusé Apollinaire, tout y est. Le vice du récit de voyage en moins: certes, deux pragois à Paris forment un duo comique en lui-même, mais l’étonnement permanent et stupide du touriste nous est épargné. On éprouvera le même plaisir à les suivre dans cette ville qui n’existe plus qu’il y a à feuilleter dans les bibliothèques les albums de photographies « le Vème arrondissement à la Belle Époque » et autres « histoire du Marais en images », avec une mention spéciale pour l’exceptionnel « menu » du bordel, attraction immanquable, dans lequel Kafka et Brod se rendent évidemment pour la bonne cause.
L’album de cartes postales habilement découpé en « Kafka et Max Brod au bois de Boulogne / au Louvre / sur les quais / au Bon Marché », ainsi de suite, constituait déjà un bel objet littéraire, mais à mi-chemin, tout bascule. C’est qu’il ne fallait pas compter sur un membre du Collège de Pataphysique pour signer un simple roman touristique.
Après une scène de réconciliation entre deux vendeurs du Bon Marché dans les sous-sols du magasin sur le testament d’Aristide Boucicaut, un ami dépressif les entraîne dans les tunnels du métro pour une chasse au rat puis dans d’inimaginables bas-fonds où se croisent Fernand Léger et des amateurs de matches de rats. Le Paris illuminé n’est plus que boue, excréments et haleines fétides, un tourbillon célinien crasseux et fantastique qui laisse à l’un une migraine homérique et à l’autre de douloureux stigmates.
Le retour à Prague est une douche froide. Une méprise sur le sens du « premier étage » par rapport au « rez-de-chaussée » en français éclaire pour les deux amis leurs péripéties d’un sens nouveau non moins dérangeant. L’éditeur, ruiné par leurs frasques, laisse sa place et sa plaque à un autre, qui donne carte blanche à deux fripouilles devenues Franz Kafka et Max Brod devant l’éternel.
Kafka à Paris est un vrai roman délirant dont on redescend à regrets.
Kafka à Paris, Xavier Mauméjean, Alma, 2015.
*Photo : Scott Rettberg.
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