L’opération « Sirène » aura eu raison du tyran aux Amazones. Cette marche des insurgés visait à isoler le colonel Kadhafi jusqu’à sa capitulation. À quatre heures du matin, CNN diffusait des images de liesse populaire, rassemblant des milliers de personnes sur la Place verte, jusque là réservée aux rassemblements du régime.
L’effondrement de l’une des plus anciennes dictatures de la planète marque-t-il pour autant le « dernier acte du drame libyen », comme l’a martialement affirmé un communiqué de l’Otan ? On peut en douter. Les lieux du pouvoir sont pris par la rébellion ou détruits par les bombardements de l’Otan, quelques têtes emblématiques sont tombées dans la nuit, comme celle du chef de la sécurité Mohamed Al Sanousi. Selon la chaîne Al-Jazeera, deux fils du colonel Kadhafi, Saif al-Islam et Al-Saadi, auraient été arrêtés par les insurgés, tandis qu’un troisième, Mohamed, se serait rendu.
Déclenchée samedi soir, la dernière bataille contre les forces fidèles au leader historique de la Grande Jamahiriya a été brève, presque facile. Toute la journée de dimanche, le régime aux abois s’est livré à un invraisemblable numéro de communication, dernier sursaut d’orgueil avant le chant du cygne. Un journaliste de l’AFP présent sur place raconte que les Libyens ont reçu sur leurs portables des messages les appelant « à sortir dans toutes les villes pour éliminer les traîtres et les agents avec des armes et pour les piétiner ». La veille, Mouammar Khadafi exhortait ses partisans à « marcher par millions » pour « libérer les villes détruites » par les « agents de Sarkozy qui veut prendre le pétrole libyen ». De son côté, son fils Seif al-Islam lançait un appel à la rébellion : « Si vous voulez la paix, nous sommes prêts », prévenant « qu’ils n’abandonneraient pas la bataille de Tripoli ». À 23h00, dos au mur, Kadhafi faisait dire à son porte-parole qu’il était prêt à négocier « immédiatement » et « en personne » avec la rébellion. Le cours des événements a balayé cette ultime proposition.
Nul ne se plaindra de la chute de Kadhafi. Restent les questions qu’on est en droit de se poser sur l’implication de l’OTAN dans une guerre civile. Principaux pays engagés, les États-Unis, la France et la Grande Bretagne avaient certes des objectifs fort louables. Et la résolution 1973 du Conseil de Sécurité l’ONU, votée le 18 mars, permettait des interprétations très libres, notamment son paragraphe 4 autorisant « les États Membres […] à prendre toute mesure nécessaire pour protéger les populations et les zones civiles menacées d’attaque en Jamahiriya arabe libyenne, y compris Benghazi, tout en excluant le déploiement d’une force d’occupation étrangère sous quelque forme que ce soit et sur n’importe quelle partie du territoire libyen». Dès le mercredi 1er juin, Londres reconnaissait la présence de « conseillers » militaires à Benghazi (siège de la rébellion), tandis que le Guardian révélait que des vétérans des forces spéciales britanniques rémunérés par des pays arabes renseignaient les forces de l’OTAN à Misrata, dans l’ouest libyen. Et même si Paris ne l’a jamais reconnu officiellement, on voit mal comment l’armée française aurait pu livrer des armes aux rebelles sans disposer d’officiers de liaison et d’entraîneurs capables d’enseigner le maniement de ces armes. Cette très libre lecture du texte onusien s’est enfin incarnée hier dans la désormais mythique « Katiba Tripoli », composée de 600 hommes, bi-nationaux pour la plupart, notamment américano-libyens, entraînés en vue de l’assaut final. Selon le journaliste de RFI David Thomson, présent sur place, « un de leurs chefs s’exprimant en anglais a passé la majeure partie de sa vie à Dublin et tous avouent avoir été formés pendant des semaines, par des instructeurs occidentaux dans les montagnes du sud-ouest libyen ».
Peut-être Messieurs Sarkozy, Cameron et Obama avoueront-ils un jour que leur objectif n’était pas seulement de protéger les populations civiles, mais bien de liquider le régime, sinon Kadhafi lui-même. En attendant, « le drame libyen » est très loin d’être fini. En effet, le CNT n’a rien d’un rassemblement de révolutionnaires romantiques. Il s’agit d’une coalition hétéroclite, sans véritable unité politique ni grande structuration. On y trouve des islamistes, des laïcs, une partie de la bourgeoisie commerçante, des ralliés de fraîche date, tous divisés selon de complexes et vieilles lignes de fracture tribales. L’assassinat, le 28 juillet à Benghazi, du général Abdel Fatah Younes, ancien compagnon de Kadhafi rallié à la rébellion, a montré la fragilité de cette alliance des contraires. Sa disparition a donné lieu à une démonstration de force de sa tribu, les Obeidi, l’une des plus puissantes du pays, qui a soupçonné les autres factions du CNT d’en être à l’origine en dépit de la version officielle accusant « un groupe d’hommes armés » à la solde du régime. Cet épisode montre que les rivalités entre clans peuvent déraper en affrontements sanglants au sein du futur pouvoir de transition.
Une guerre civile de six mois ne se termine pas en une nuit, aussi belle soit-elle, tout comme un régime démocratique ne s’installe pas en un claquement de doigt. Le président Obama ne s’y est pas trompé en déclarant tôt ce matin (heure française) que « les États-Unis continueront à travailler avec leurs partenaires pour protéger le peuple libyen et l’assister dans le changement vers la démocratie ».
On peut gager que les Occidentaux sont loin d’avoir quitté le sol libyen sur lequel, officiellement, ils n’ont jamais mis les pieds.
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