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Jusqu’ici tout va bien

La dépossession s’impose, lancinante, dans la vie de nombre de citoyens, obscurcit les horizons, décourage les générosités, appauvrit les honnêtes travailleurs


Jusqu’ici tout va bien
Serge Grouard, maire d'Orléans et président d'Orléans Métropole (divers droite) © Ville d'Orléans

Ville « orléaniste » par excellence, conjuguant avec un certain bonheur la foi dans l’économie, le respect de l’autorité et le sens de l’action sociale, Orléans voit monter le vote RN inexorablement. Malgré la politique du maire, aux effets positifs incontestables, le sentiment de dépossession gagne de plus en plus la population. Reportage.


Avec ses bars et ses terrasses, la rue de Bourgogne est, le soir venu, l’artère la plus animée d’Orléans. Il est 23 heures, la mairie nous a autorisés à suivre une patrouille de la police municipale dans sa ronde de nuit à travers la vieille ville. Membres de la brigade cynophile, les deux agents avec lesquels nous déambulons sont accompagnés de Laïka, un berger malinois dûment muselé et tenu en laisse. Soudain, un scooter surgit à un croisement. Aussitôt, comme si elle connaissait le Code de la route sur les doigts, Laïka aboie. Son maître fait signe au conducteur, à peine majeur, d’arrêter son véhicule. « C’est une zone piétonne, la circulation est interdite aux engins motorisés », indique-t-il. Manifestement intimidé par les jappements de la chienne, le contrevenant coupe le contact, descend du deux-roues, plaide l’ignorance et promet de ne pas recommencer. Décidément très intelligente, Laïka cesse sur-le-champ d’être menaçante. « C’est bon pour cette fois », lance l’agent.

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Bienvenue dans la capitale de la région Centre-Val de Loire. Longtemps la ville a eu mauvaise réputation. C’est ici que la fameuse affaire « Papy Voise » a eu lieu en 2002, du nom de Paul Voise, un retraité de 61 ans sauvagement agressé chez lui par des voyous qui ont ensuite brûlé sa maison. Le crime, survenu trois jours avant le premier tour de la présidentielle, a ému la France entière et sans doute pesé dans l’élection qui a vu Jean-Marie Le Pen se qualifier face à Jacques Chirac. Vingt-deux ans après, on mesure le chemin parcouru. Le maire, Serge Grouard, un ancien proche de François Fillon qui a quitté LR l’an dernier, peut s’enorgueillir de sa politique sécuritaire. Et pas seulement en centre-ville. À Orléans, même les secteurs HLM sont devenus tranquilles. Ainsi l’été dernier, lors des émeutes qui ont frappé tout le pays suite à la mort du jeune Nahel Merzouk à Nanterre, aucun bâtiment n’a été attaqué et deux voitures seulement ont fini en cendres. « Quand j’étais enfant, c’était une autre ambiance, raconte le maître de Laïka. J’habitais un quartier difficile et chaque Premier de l’an, les gars de la cité rivalisaient avec Strasbourg pour cramer le plus de bagnoles possible. »

Politique du verre d’eau

C’est à bord d’un véhicule de la police municipale que nous continuons notre reportage « embarqué ». L’occasion d’admirer la splendide promenade du bord de Loire, enfin débarrassée du gigantesque parking mal famé qui l’encombrait encore au début du siècle, et devenue désormais le lieu incontournable des pique-niques et des footings. Direction les faubourgs. Dans le quartier populaire de l’Argonne, un riverain a signalé un rodéo urbain. En moins de deux minutes, notre estafette est sur place. Sans gyrophare ni sirène. L’équipe préfère cueillir par surprise les deux jeunes motards qui, au volant de leur Yamaha, font des acrobaties, et surtout beaucoup de bruit, devant la poste. Leurs vrombissements ont dû réveiller tous les habitants. Dès qu’ils nous voient arriver, les chauffards prennent la fuite. Le chef de patrouille a toutefois eu le temps de les filmer et d’envoyer en direct les images de leur forfait au centre de commandement. « On n’engage pas de course-poursuite pour ne pas les mettre en péril, explique-t-il. Mais nos services sont déjà en train de les identifier. Tôt ou tard, ces petits malins rendront des comptes. » Illustration parfaite de ce que le maire appelle « la politique du verre d’eau ». Comprenez : s’inspirer de la doctrine des pompiers qui, au moindre départ d’incendie, arrivent tout de suite et étouffent le feu sans attendre. Une politique également appliquée par les équipes de propreté de la Ville, dont l’inlassable travail permet aux touristes de profiter d’une ville sans tags, sans mégots, sans papiers par terre. Quel contraste avec Paris !

A Orléans, un arrêt de tram dans le quartier de La Source, 27 juin 2024. © Hannah Assouline

À force de déverser des verres d’eau, une vague de tranquillité a fini par s’imposer à Orléans. Depuis vingt ans, l’insécurité a baissé de 80 %. Bien sûr, bleuir les rues avec des agents de police municipale n’a pas suffi. Il a fallu aussi régler en profondeur les problèmes des zones « sensibles ». À commencer par le quartier de La Source, de l’autre côté de la Loire, près de l’université et de l’hôpital. Bâtie à l’origine pour loger les fonctionnaires du Centre national des chèques postaux, la cité était devenue, au cours des années 1990, et à mesure qu’elle accueillait toujours davantage d’habitants d’origine africaine (qui selon l’Insee représentent aujourd’hui plus de 80 % de la population), un territoire perdu de la République. C’est d’ailleurs non loin de là, au parc des expositions de la ville, que Jacques Chirac prononça, le 19 juin 1991, son discours sur « le bruit et l’odeur ». Ce jour-là, dans un rare accès de vérité, il déclarait : « Notre problème, ce n’est pas les étrangers, c’est qu’il y a overdose. […] Comment voulez-vous que le travailleur français […] qui voit sur le palier à côté de son HLM, entassée, une famille avec un père de famille, trois ou quatre épouses, et une vingtaine de gosses, et qui gagne 50 000 francs de prestations sociales, sans naturellement travailler, si vous ajoutez à cela le bruit et l’odeur, eh bien le travailleur français sur le palier, il devient fou. »

Situation pour le moins exotique

À la même époque, le maire socialiste d’Orléans, le socialiste Jean-Pierre Sueur, essayait de lutter contre la relégation de La Source en lançant un chantier de ligne de tramway – alors la plus longue du pays – reliant le quartier au centre-ville. Pas suffisant pour casser la spirale de la ghettoïsation. « C’est le plan Borloo, de rénovation urbaine qui a changé la donne », estime aujourd’hui Grouard. À partir de 2004, grâce à 80 millions d’euros apportés par l’État, un complexe sportif et une médiathèque sont construits, les tours d’habitation les plus hautes sont dynamitées pour être remplacées par des immeubles à taille humaine avec des parkings clôturés et des portails automatiques, comme dans les résidences privées. Depuis, dans cet habitat aux codes presque bourgeois, la population a, elle aussi, développé des réflexes bourgeois, et fini par se montrer davantage respectueuse de l’espace commun. De fait, en arpentant le quartier, nous n’avons vu aucune vitre brisée, aucun hall d’entrée occupé, aucun ascenseur vandalisé.

Seulement, si La Source est à présent propre et calme, le dépaysement n’est pas moins garanti ! Près de la moitié des femmes que nous avons croisées dans les rues sont voilées. Beaucoup d’hommes portent la djellaba. La vie s’organise entre la succursale de la banque marocaine Chaabi, la mosquée Annour, inaugurée il y a tout juste dix ans et pouvant accueillir plus de 1 000 fidèles, et les cafés, qui ne servent pas d’alcool et où seuls les hommes viennent s’asseoir. On se surprend toutefois à apprécier cette situation pour le moins exotique : au moins les habitants de la cité vivent-ils côte à côte avec les autres Orléanais, pas face à face… En 2020, le président de la mosquée, Abdelaziz Ziti, fit d’ailleurs une sortie remarquée dans ce sens, sur France Bleu Orléans, alors qu’on l’interrogeait au sujet de l’assassin islamiste de Samuel Paty et de ceux qui l’ont aidé : « On ne veut pas d’eux dans notre religion. Un terroriste, c’est quelqu’un qui n’a pas de religion, c’est un assassin. »

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Un événement récent pourrait pourtant remettre en cause cette singulière quiétude. En mars dernier, un curieux trafic routier a débuté entre Paris et Orléans. Affrétés par les autorités de la capitale, des cars ont commencé à arriver, au rythme d’un par semaine. Leur point de destination : un ancien hôtel Formule 1, sur la zone d’activité de Saint-Jean-de-Braye, à l’est de la ville. À leur bord des migrants SDF venus de la Ville lumière, où ils dormaient encore il y a peu sur les trottoirs – un spectacle dommageable quand on s’apprête à accueillir les Jeux olympiques… Faute de solutions d’hébergement en Île-de-France, il leur a été proposé de loger dans ce lieu baptisé par l’administration « dispositif “sas” d’accueil », aux frais de l’État. Spectacle étrange que ces dizaines de sans-papiers échoués au sud de la Beauce, en bord de départementale.

Sisyphe orléanais

Comment Paris a-t-il pu imposer de façon autoritaire ces pauvres hères à une métropole régionale ? Nous faisons part de notre incrédulité au maire. « Dès que j’ai appris l’existence des cars, j’ai appelé Gérald Darmanin pour avoir des explications, confie-t-il. Il m’a pris pour un con en me renvoyant vers son collègue ministre du Logement ! » Quelques jours après, le 26 mars dernier, même mépris à l’Assemblée nationale quand la députée RN Mathilde Paris, dont la circonscription borde le sud d’Orléans, interpelle le gouvernement sur le sujet. Dans l’Hémicycle, Guillaume Kasbarian, ministre délégué chargé du Logement lui répond : « Ces sans-abri ne sont pas accueillis chez Serge Grouard, maire d’Orléans, ni dans votre permanence, ni non plus au château de Montretout : ils sont pris en charge par des associations mandatées par l’État, avant d’être rapidement orientés vers des solutions plus durables d’hébergement en région. »

Problème : les « solutions durables en région » ne sont, pour la plupart, qu’une fiction. À Orléans, le parc HLM n’est pas dimensionné pour accueillir dignement de nouveaux flux. « Nous avons déjà 700 familles sur les listes d’attente », déplore Grouard. Avec 28 % de logements sociaux, la ville est pourtant un bon élève du « vivre-ensemble ». Elle respecte nettement la loi SRU et continue même de construire. Ce qui explique d’ailleurs que l’immobilier soit si bon marché (2 500 euros le mètre carré). « Dire “sas d’accueil”, ça ne veut rien dire ! Ce dispositif ne mène à rien, ne décolère pas le maire. Passé leur séjour en centre d’hébergement temporaire, ces malheureux finissent par bivouaquer en ville. » Un discours inaudible pour les bonnes âmes. Devant les protestations énergiques de Serge Grouard, qui n’a pas hésité à alerter les médias nationaux, la Licra a émis un communiqué pour s’inquiéter des « dangereuses dérives extrémistes qui menacent et risquent de faire vaciller la République ».

À Orléans-Sud, un militant du RN distribue des tracts pour la candidate Tiffanie Rabault avant le premier tour des législatives, 27 juin 2024. Présente sur le même marché ce jour-là, la candidate du Nouveau Front populaire, Ghislaine Kounowski, a refusé d’être photographiée par Causeur. © Hannah Assouline

À ce stade du récit, certains lecteurs trouveront peut-être que le maire d’Orléans rue dans brancards un peu vite, qu’il pourrait avoir la décence d’attendre que les pages faits divers de la presse locale se remplissent de drames impliquant des migrants avant d’oser se plaindre. D’autres au contraire le trouveront bien avisé d’appliquer, tel Sisyphe, sa doctrine du verre d’eau pour faire face à un nouveau problème. Soyons honnêtes, au regard des résultats qu’il a obtenus jusqu’à présent dans sa ville, nous appartenons plutôt à la seconde catégorie. Et nous demandons presque comment, avec une municipalité si vigilante, le RN a pu se hisser en tête lors des dernières élections européennes à Orléans, la liste de Jordan Bardella ayant recueilli 18 % des voix, juste devant celle de Raphaël Glucksmann (17 %), à 79 voix près. Un score certes très loin des résultats nationaux du RN. Mais un score inédit quand même.

Orléans est une ville universitaire. Pas étonnant que la gauche y ait du succès – c’est d’ailleurs la radio du campus qui sert de bastion au wokisme local. C’est aussi un territoire dont l’économie profite à fond de la mondialisation (même si tout n’est pas rose : le site historique de fabrication des verres Duralex, dans la banlieue ouest, est menacé de fermeture). La philosophie macroniste y a de nombreux adeptes, appartenant aux classes moyennes et supérieures, jaloux et fiers – à juste titre – du tissu industriel local, avec ses belles usines du secteur cosmétique : Guerlain, Christian Dior, Shiseido…  Le groupe LVMH a même installé il y a dix ans à Saint-Jean-de-Braye un centre mondial de recherche et développement – 250 collaborateurs – spécialisé dans les crèmes de beauté et le maquillage. Avec moins de 7 % de chômage, la make up nation orléanaise produit en somme plus d’effets que l’illusoire start up nation française. « Orléans est une uchronie filloniste, s’amuse un notable. C’est la France telle qu’elle serait si la droite avait remporté la présidentielle en 2017. Peut-être pas idéal, mais quand même nettement mieux que sous Emmanuel Macron. »

La porte fermée d’Olivet

Pour comprendre, malgré ce beau tableau, la percée du RN, rendez-vous avec Tiffanie Rabault, candidate du parti à la flamme aux législatives dans l’une des trois circonscriptions de la ville, celle d’Orléans-Sud, qui comprend justement La Source sur son territoire. Fille d’une auxiliaire de vie qui l’a élevée seule, elle est conseillère de vente dans une grande surface de bricolage et a posé un congé sans solde pour mener sa campagne. « Orléans est plutôt bien gérée, reconnaît-elle. Mais moi, je brigue un mandat national. Car même avec la meilleure volonté du monde, on ne peut pas tout régler à l’échelle locale. C’est au sommet du système, à Strasbourg, à Bruxelles et à Paris, qu’il faut maintenant changer les lois. »

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Tiffanie Rabault a 33 ans. Sa naissance remonte précisément au discours de Chirac, en 1991, sur les travailleurs français rendus fous par le « bruit » et l’« odeur ». On devine que sa mère était l’un de ces travailleurs français…

Et la jeune femme de lister les problèmes : « Vous allez penser que je me prends pour Cosette, mais en réalité mon cas est courant. Moi qui suis une simple employée, j’ai vu mon pouvoir d’achat s’effondrer depuis 2022, en particulier le plein d’essence et la facture de chauffage. Et puis c’est le parcours du combattant quand je veux obtenir un rendez-vous de santé pour ma mère, qui a dû arrêter de travailler après avoir été agressée dans son immeuble. Ça peut sembler incroyable, mais Orléans est devenu un désert médical. » On lui fait remarquer les progrès obtenus en matière de sécurité par Serge Grouard « Orléans n’est plus le coupe-gorge que c’était sous Jean-Pierre Sueur, admet-elle. Mais dans certains quartiers, dont celui où je vis, si vous êtes une femme, on vous regarde de travers quand vous ne portez pas le voile. Pareil sur le lieu de travail : si par exemple vous vous étonnez que la nourriture soit halal dans les fêtes du personnel, on vous traite de raciste ! »

Nous voilà dans le vif du sujet : le sentiment de dépossession. Un terme que nous empruntons à l’excellent géographe Christophe Guilluy. Il décrit une double dépossession en fait. Aussi bien matérielle que culturelle. Une scène parmi d’autres pour l’illustrer. Elle s’est déroulée quelques heures avant notre rencontre avec Tiffanie Rabault, alors que nous prenions notre petit-déjeuner dans un bar-tabac d’Olivet, ville plutôt cossue de l’agglomération, sise elle aussi au sud de la Loire, limitrophe de La Source. La maison est bien tenue, avec un patron souriant et affable. Tous types de clients viennent s’y fournir en cigarettes et jeux d’argent, y compris des habitants de La Source, dont quelques femmes voilées, accueillies avec le plus grand respect. Un écriteau cependant indique que tout ne tourne pas rond ici : « La terrasse est définitivement fermée. »

La terrasse en question se trouve dans la cour arrière de l’établissement, à l’abri des regards de la rue. « Des jeunes de La Source ont commencé à venir y fumer du cannabis, raconte le propriétaire. C’était pratique pour eux, car la police ne pouvait pas les voir. Dès que j’ai compris la magouille, j’ai préféré couper le mal à la racine et condamner l’accès… quitte à perdre du chiffre d’affaires. » La dépossession est là, sous nos yeux, presque imperceptible, symbolisée par cette porte désormais fermée à clef au fond d’un bistrot de la France périphérique. Elle ne fait pas la une de l’actualité, n’endeuille pas les familles, ne surcharge pas les urgences des hôpitaux. Pourtant elle s’impose, lancinante, dans la vie de nombre de citoyens, obscurcit les horizons, décourage les générosités, appauvrit les honnêtes travailleurs. Elle n’a pas fini de hanter le débat public. Même à Orléans.

Été 2024 - Causeur #125

Article extrait du Magazine Causeur




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