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Le valet du tyran, la perfide Albion et ses cousins germains


Le valet du tyran, la perfide Albion et ses cousins germains
Le duc et la duchesse de Windsor invités par Adolf Hitler au Berghof à BERCHTESGADEN, octobre 1937 © AP/SIPA

Perrin publie les mémoires du majordome d’Hitler, Heinz Linge, et un essai d’Eric Branca sur certaines relations ambiguës entre l’Angleterre et le IIIe Reich.


Des yeux pour ne pas voir, des oreilles pour ne pas entendre…  Heinz Linge (1913-1980) fut un commandant SS un peu particulier.  Le jeune homme a passé dix ans à cirer les bottes du Führer –  au propre comme au figuré -, à préparer son linge, à lui faire couler son bain, à vérifier qu’une paire de lunettes est toujours à disposition sur la table de nuit, à s’assurer du confort du patron – l’accompagnant dans tous ses déplacements… Jusqu’à la chute. C’est d’ailleurs sous ce titre que les éditions Perrin publient, inédits en français, les mémoires de cet ancien maçon. Entré au service personnel de Hitler dès 1935, il restera son majordome jusqu’au dernier jour. Et même au-delà : c’est Heinz Linge qui, le 30 avril 1945, dans le bunker berlinois où son maître et seigneur vient de se suicider, asperge d’essence les dépouilles du couple (Adolf et Eva, désormais mariés), et brûle tapis, vide-poches et documents perso.

Un majordome très candide

Entre temps, le brave garçon aura religieusement servi, les yeux bandés, son dictateur chéri, de la Wolfsschanze à la Chancellerie, de Bayreuth au Berghof, des différents bivouacs en arrière du front aux déplacements officiels qui requièrent le Führer. Témoin privilégié, donc. Sauf que Linge n’est nullement à Hitler ce qu’un Las Cases fut à Napoléon. De son propre aveu, le bougre n’a rien d’un intellectuel. Au prisme de son incorrigible fascination de féal pour son Dieu vivant, le mémorialiste s’avère incapable, rétrospectivement, d’une approche critique un tant soit peu fine et d’une certaine hauteur de vue. C’est la limite de ce témoignage «de première main » : Hitler par le « petit bout de la lorgnette ».


Qu’on en juge : « Après la lecture du matin, il se rasait lui-même, retirait son ample chemise de nuit qu’il déposait sur le lit, faisait sa toilette, prenait au portemanteau la tenue choisie pour la journée et s’habillait ». Ah bon ? ça alors ! On apprend incidemment qu’«il devait aussi y avoir partout des atlas, des loupes, des compas, du matériel d’écriture et des crayons de couleur rouges, verts et bleus prêts à l’emploi ». Que le patron, végétarien comme l’on sait, a des maux d’estomac ; qu’il se méfie des aristocrates ; qu’il savoure et entretient les rivalités dans son entourage immédiat ; que, « plein d’esprit et sarcastique, Goebbels égayait souvent l’assistance par des anecdotes spirituelles » ; que « Himmler était un homme tranquille, discret et maître de lui-même » (nous voilà rassuré) ; que Hitler, dont, dit-il, « je n’ai jamais pu établir s’il était ou non rancunier » (sic), se moquait ouvertement de la prédilection du Reichsmarschall Göring pour les uniformes de carnaval. Etc, etc. Evidemment, l’angle mort de ces confessions impérissables, c’est la Solution finale : « Ce qui se passait pendant la guerre dans les camps de concentration resta inconnu de moi-même comme de tous ceux de l’entourage du Führer », écrit Heinz Linge sans rire.

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Fort judicieusement, les notes scrupuleuses et l’excellente préface de l’historien Thierry Lentz (par ailleurs grand spécialiste de l’Empereur) remettent les pendules à l’heure. Le « candide » majordome, fait prisonnier des Russes et durablement cuisiné par la Guépéou, restera incarcéré dans les geôles soviétiques jusqu’en 1955. L’ancien larbin SS Heinz Linge, devenu cadre commercial dans le secteur du bâtiment, au cœur de la pacifique RFA, attendra 1980 pour rédiger ces fameux mémoires. Et c’est donc en 2023 que nous en arrive la première traduction en français. Dès 1807, dans La Phénoménologie de l’esprit, Hegel posait les bornes de l’exercice : « il n’y a pas de héros pour son valet de chambre (…) parce que le valet de chambre est un valet de chambre avec lequel le héros n’a pas à faire en tant que héros mais en tant que mangeant, buvant, s’habillant, en général en tant qu’homme privé dans la singularité du besoin et de la représentation ». Hegel a raison. À quoi bon Hitler vu par son verre à dents ?

Jusqu'à la chute: Mémoires du majordome d'Hitler

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Moins anecdotique, et pour le coup beaucoup plus instructif sur le plan historiographique, l’étude très solide, passionnante, que nous livre aujourd’hui Eric Branca, quant à la relation incestueuse entre les éminences grises du régime nazi et certains caciques princiers du Royaume-Uni, à commencer par les Windsor. Tout cela a été partiellement raconté ou évoqué de mille manières par la fiction, depuis le film de Tom Hooper Le discours d’un roi, en 2010, jusqu’à tel épisode de la série télé The Crown…  Mais, en plus de 300 pages fort denses, d’une plume tout à la fois limpide et acérée, l’historien et journaliste décortique avec méthode « les liaisons dangereuses entre l’Angleterre et le IIIè Reich » – c’est le sous-titre de l’ouvrage, baptisé de façon plus sibylline L’Aigle et le Léopard.

L’autre entente cordiale

S’il faut en croire la thèse de Branca, il s’en est fallu de très peu pour que l’Angleterre, en 1940, ne signe une paix anglaise, laissant l’Europe à la merci des nazis. Sans Churchill, nous n’en serions pas là : on s’en doutait. Mais le volume stimule la réflexion, en ce qu’il prend la mesure de l’attachement de Hitler pour le « peuple germano-celtique » d’outre-Manche. Le Führer se serait accroché, bien plus longtemps qu’on ne l’imagine, à l’idée d’un partage du monde avec ses « cousins » : aux nazis l’Europe continentale, jusqu’à l’Est (plus la France humiliée, juste retour des choses) ; à la monarchie britannique son île et son Empire intacts. Cohabitation pacifique entre le monde anglo-saxon et la puissance germanique, accord financier et économique : bref, une forme d’«Entente cordiale » inédite qui laisserait, en outre, une marge de manœuvre pour en finir avec l’Union soviétique, tout en préservant la neutralité américaine. L’obsession de faire de l’Angleterre une alliée n’aurait donc quitté Hitler qu’à regret. Coté anglais – c’est ce que le livre s’emploie à montrer – les soutiens « pangermanistes » ne manquaient pas, installés de longue date dans l’aristocratie, dans la finance et dans la sphère politique.


Dès le tournant du siècle, un Houston Stewart Chamberlain (rien à voir avec le Chamberlain des accords de Munich), suprématiste avant la lettre, promeut une vision racialisée qui épaulera la tentation, outre-Manche, d’un fascisme « aristocratique » dont un Oswald Mosley, flanqué de son épouse Diana (convolant en justes noces au domicile privé de Goebbels, et en présence de Hitler !), se fera plus tard le héraut impénitent. Coup de foudre anglais pour les nazis ? C’est l’histoire des « maillons faibles » de l’estabishment britannique, tels le ministre Lord Londonderry et son épouse Lady Edith, le patron de presse Rothermere, et surtout le futur ministre des Affaires étrangères Lord Halifax, bientôt surnommé « Holly Fox », sans parler d’Allen Lothian, ou du haut fonctionnaire Maurice Hankey : tous fascinés ! Les Jeux olympiques de Berlin, en 1936, figurent l’acmé de cette hypnose qui s’empare de la maison aujourd’hui rebaptisée Windsor, victime d’une vieille consanguinité dynastique que la monarchie mettra le plus grand soin à esquiver au sortir de la guerre : la reine Victoria (1819-1901) n’était-elle pas mariée au prince Albert de Saxe-Cobourg-Gotha ? De mère teutonne, son petit- fils Georges V (qui règnera jusqu’en 1936) n’a-t-il pas épousé une demoiselle Schleswig-Holstein-Sonderbourg-Glücksbourg ?

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Un des chapitres les plus stimulants du livre détaille la navrante idylle nouée entre Edouard VIII et Wallis Simpson, harpie américaine snob, idiote et cupide qui, ayant posé le grappin sur un prince de Galles ouvertement nazi, déstabilisera durablement la couronne britannique. L’affaire est connue. Sinon qu’elle croustille comme jamais dans ces pages. Le 20 janvier 1936, frappé par une pneumonie, s’éteint Georges V, le vieux cousin germain du monarque allemand déchu et exilé, Guillaume II. Son fils lui succède sous le nom d’Edouard VIII, benêt, noceur, paresseux, incapable, vampirisé par Wallis, laquelle n’aspire qu’à se faire appeler « Altesse » une fois consommé son divorce avec Mr Simpson. Mis en demeure de renoncer à sa courtisane, Edouard choisira « le bonheur contre l’injustice » et cèdera le trône à son frère, qui devient Georges VI. Pour épouser enfin cette fille enragée, en 1937, l’ex roi choisit… l’Allemagne ! Puis itinéraire de palais en palaces dans l’Europe entière, aux frais de la princesse, non sans faire halte à Berchtesgaden, à l’invitation du Führer, avant d’embarquer pour les Etats-Unis sur le Bremen, un transatlantique… allemand !

Il n’était pas écrit d’avance que Churchill, appelé à contre-cœur in extremis par ceux-là même – en tête, Chamberlain, l’artisan calamiteux des « accords de Munich » – qui, cinq années durant, auront fomenté la déplorable politique d’apaisement, aurait réduit ces innombrables adversaires « qui voyaient dans une alliance avec Hitler la garantie de conserver leurs privilèges à la tête d’une Angleterre régnant sur plus du tiers des terres émergées tandis que l’Allemagne aurait eu les mains libres pour domestiquer la France et coloniser l’Europe occidentale ». Engrenage raconté par Eric Branca avec un luxe de précisions inouï, dans une langue merveilleusement aiguisée.

« Herr Hitler is not a gentleman » : nos amis anglais auront donc mis bien du temps à s’en aviser. Sacrifiant in fine l’Empire britannique à la liberté reconquise de notre Europe occidentale, Churchill fut « le grain de sable » qui bloqua ce rouage funeste où, par la collusion de ses élites capitalistes et politiques avec une bonne part de l’aristocratie insulaire, « la Grande-Bretagne était infiniment plus prête que la France à participer au nouvel ordre hitlérien ! ». Et qui sut, contre toute attente, entraîner le peuple entier de la « perfide Albion » dans la lutte héroïque que l’on sait.  

L'aigle et le léopard: Les liaisons dangereuses entre l'Angleterre et le IIIe Reich

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En librairies :

Jusqu’à la chute. Mémoires du majordome d’Hitler. Heinz Linge. Présentés et annotés par Thierry Lentz. Perrin, éditeur, 2023. 336p.

L’Aigle et le Léopard. Les liaisons dangereuses entre l’Angleterre et le IIIè Reich. Eric Branca. Perrin, éditeur, 2023. 432p.



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