Jura: le FN est dans le pré


Jura: le FN est dans le pré

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Il paraît que Le bonheur est dans le pré. De fait, les paysages du Jura, où a été tourné le film de Chatiliez, évoquent une pub pour la France tranquille des clochers et des modérés. Pourtant, ce département se révèle de plus en plus sensible aux sirènes frontistes : avec 29,4 % des voix au premier tour des départementales, sans conquérir un seul canton, le FN se classe au deuxième rang, derrière l’UMP (30,4 %) mais loin devant la majorité sortante de gauche (22,8 %).

Pourquoi un nombre croissant d’habitants du « 39 », relativement épargnés par le chômage, l’immigration de masse et l’insécurité, déclarent-ils leur flamme à Marine Le Pen ? C’est pour élucider cette énigme que je suis parti arpenter cette terre de mission du nouveau Front.

David Desgouilles, régional de l’étape, et contributeur de Causeur, m’avait annoncé la couleur : « Le Front national a cartonné aux européennes et dépassé les 33 % dans certains cantons ruraux ou périurbains. » Alors que ce journal part à l’imprimerie, les résultats du premier tour confirment les pronostics des permanences électorales et des bistrots. Le conseil départemental, emporté par le PS et ses alliés en 2008, a rebasculé à droite.

Tout cela, je l’ignore encore pendant mon périple. Mais flanqué de mon guide, Albert, qui a l’obligeance de jouer au pilote et au photoreporteur à mes côtés, il ne me faut pas longtemps pour percevoir le son du canon frontiste. Dans un bar près de Dole, le patron me sert d’emblée un discours qu’on dirait préparé pour une brève de comptoir : « Tous les gens que je connais vont voter FN. Des commerçants, des artisans, des ouvriers, des gens de gauche. Moi aussi, même si je n’ai aucun espoir de changement, parce que j’en ai plein le c… », s’emporte-t-il, pendant qu’un quidam accoudé au zinc opine : « Z’êtes pas le seul ! » Albert, qui scrute le pouls de la région depuis une trentaine d’années, renifle le même air qu’en avril 2002. Mon fixeur franc-comtois dit que les électeurs le font penser à « des gamins qui s’apprêtent à faire une connerie ».[access capability= »lire_inedits »] À moins que l’ouverture de la pêche ne noie le vote protestataire dans une mare d’abstentions.

On aura du mal à parler de vague brune dans cette région où même le Front est convenable. De plus, les deux capitales rivales, Dole (la déchue) et Lons-le-Saulnier (la promue), restent administrées par des maires UMP très propres sur eux, marqués par l’empreinte des centristes Jacques Duhamel et Edgar Faure[1. Lequel, tout centriste qu’il était, s’allia néanmoins avec un élu frontiste pour conserver la présidence du
conseil régional de Franche-Comté en 1986…]. Sans surprise, c’est dans les campagnes et les zones périurbaines que les autochtones se servent du bulletin FN pour exprimer, non pas leur désespoir, plutôt un malaise indistinct, comme une fatigue d’être soi. « On est à la fin d’un monde qu’on pourrait tout de même préserver, quoi qu’en disent nos élites », me souffle une lepéniste assumée. Touché par cet oracle, j’assemble mes premières impressions. On sent bien quelque chose de finissant au pays de Rouget de Lisle et de Pasteur, l’impression indéfinissable d’évoluer hors du temps, dans l’un des départements les moins densément peuplés, où la « grande ville », Dole, culmine à 25 000 habitants. Le comté, l’agroalimentaire, l’industrie chimique et un aéroport, tout cela n’esquisse pas un avenir, encore moins un projet. Mon spleen atteint des sommets dans ces paysages vallonnés, tout de verts chatoyants, que les services publics n’ont pas encore désertés, mais où les foules de jeunes, partis vers des cieux plus modernes, ne se dévident plus dans les bistrots des villages.

Au Front national, on n’a pas ce genre d’états d’âme. On se projette dans le futur. Fini les candidat(e)s « jean-maristes », tantôt piliers de bistrot, tantôt nostalgiques de l’Algérie française, qui rasaient les murs ou se présentaient sous leur nom de jeune fille pour brouiller les pistes. « Après la dédiabolisation, l’heure de la professionnalisation a sonné », claironne Thibaut Monnier, jeune secrétaire départemental du Front national.

Manifestement, le FN jurassien séduit de nouvelles clientèles : les petits commerçants et artisans lepénistes ont cédé la place à des ouvriers, des jeunes cadres dynamiques, et quelques agriculteurs (voir encadré). De nouvelles têtes qui n’hésitent plus à se présenter dans leur canton de résidence, la trombine bien en vue. Aux dernières municipales, en mars 2014, l’équipe dirigeante précédente a péché par amateurisme : incapable de présenter une seule liste frontiste dans tout le Jura, la fédé a enchanté les antifas ! La suite a pourtant démontré que le département constituait un terreau extrêmement favorable aux idées du Front : aux européennes de mai 2014, la liste FN a rassemblé 27 % des suffrages jurassiens – contre seulement 7 % cinq ans auparavant ! –, reléguant l’UMP et le PS à 5 et 14 points de distance. L’été dernier, encouragée par ces bons résultats, Marine Le Pen a rapatrié dare-dare le natif du cru Monnier, élu municipal à Belfort, en lui confiant la charge de mettre le FN-39 en ordre de bataille. Du vrai travail de pro : en quelques mois, pas moins de 64 candidats ont été investis dans 16 des 17 cantons jurassiens. Thibaut Monnier a frôlé le strike dans un département aux forces militantes anémiques.

Le premier fédéral s’est fixé pour mission d’installer durablement son parti dans le paysage jurassien : « Certes, on trouve beaucoup de chefs d’entreprise sur nos listes, avec une mentalité de gagnants, mais ce sont des gens très ancrés localement. » Cofondateur du collectif Audace, qui regroupe les jeunes actifs marinistes, Monnier se dit proche de Marion Le Pen, de sensibilité « traditionnelle sur la doctrine, libérale sur l’entreprise », « le business, mais au service de l’homme ». Un savant mélange de Manif pour tous et de défense des PME, voilà son credo. Logiquement, ses listes représentent « la France qui se lève tôt », chère au Sarkozy de 2007, et font la part belle aux candidats « normaux ». Du syndicaliste à l’enseignante issue de la droite catholique, on trouve de tout au Front national, façon Samaritaine. C’est comme chez McDonald’s, « venez comme vous êtes », sans chichis ni manières de duchesse.

Ma tournée des grands ducs démarre à Vincelles, hameau situé dans le canton rural vieillissant de Saint-Amour. Ici, le viticulteur Nicolas Caire, ancienne petite main du RPR, accomplit son baptême du feu électoral sous les couleurs du Front – il totalisera 29,8 % au premier tour, pour se retrouver en ballottage défavorable face à l’UMP (35 %) et à la liste conduite par le PS (23,9 %) au second. Quoique le producteur de vins jurassiens, fournisseur des grandes surfaces, ne soit pas vraiment un croquant sans le sou, il raconte la France d’en bas avec des trémolos dans la voix : « L’autre jour, un jeune s’est posté devant moi comme si j’étais déjà élu. Il m’a demandé de lui fournir un local pour monter un garage de mécano. Impuissant, j’en avais la larme à l’œil. » Il évoque ces petits patelins que la vie semble quitter : « Les jeunes sont un peu partis vers les industries de Lons-le-Saulnier, la Suisse voisine, ou l’agglomération lyonnaise. »

Bien plus féru de motocross que de politique, ce grand gaillard de 43 ans est un adepte des grandes tapes dans le dos à la Chirac. Les pieds dans ses vignes, il claironne d’un air bonhomme : « Je veux être l’élu du canton, pas le mec FN du coin. » Aux « apparatchiks », Caire oppose son « bon sens paysan » : « Un professionnel de la politique ne se rend pas compte des réalités. Même au niveau local, ils croient que tout leur est dû et oublient l’intérêt général dès qu’ils président une communauté de communes. Les élus n’ont aucune idée pour enrayer la fuite des jeunes, ils se contentent de fabriquer des ronds-points et des musées. »

Lorsque je le titille sur le thème de prédilection, pour ne pas dire le fonds de commerce, du Front national, il a cette réponse truculente : « Est-ce qu’il y a de l’immigration ici ? Oui, ma femme est marocaine et mes filles sont métisses ! »

Le viticulteur partage les convictions libérales de Monnier, au service d’une vision quasi bayrouiste de la petite entreprise : « Tout ce que demandent les entrepreneurs, c’est qu’on leur foute la paix. Ils paient beaucoup trop de charges. Il me manque trois saisonniers pour la vigne, c’est un boulot difficile payé au SMIC, mais les gens sont mieux payés en vivant d’indemnités de chômage ou de RSA », soupire-t-il.

Nicolas n’aura pas volé ses suffrages. Il n’économise pas ses forces, sillonnant les 51 communes du canton au porte-à-porte : « Il se passe quelque chose. Sur 200 tracts distribués, on n’a pratiquement aucun refus. Les gens sont même contents de nous voir. » Et il ne compte pas s’en tenir là : « Encore deux ou trois années, et nous prendrons le Jura ! » En voilà un, au moins, qui n’est pas revenu de la politique….

À quelques kilomètres de Vincelles, à Saint-Amour même, je rends une petite visite à domicile à Catherine Matéo, 52 ans, trois enfants, qui se présente avec Thibaut Monnier 80 kilomètres plus au nord, dans le canton de Tavaux. Lorsque je lui demande qui est son leader frontiste préféré, sa réponse me cloue sur place : « Bruno Gollnisch. » Admirative de son français châtié comme de son « bon sens », Matéo ne voit aucune contradiction à défendre Israël contre le Hamas (« subventionné par les aides européennes à la Palestine ») tout en ralliant le plus antisioniste des dirigeants du Front. Une gollnischienne philosémite, ça valait le voyage !

Comme Nicolas Caire, Catherine Matéo a assisté à une réunion publique de Thibaut Monnier, qui lui a immédiatement proposé une place sur son tandem. Mais elle fait entendre un son de cloche un peu plus raide. Ayant grandi au Maroc dans un milieu franco-espagnol très catholique, Matéo avoue « avoir un problème » avec « l’islam très affirmé » qui se manifeste parmi la petite communauté turque de Saint-Amour : « Ici, la mairie socialiste a célébré la fête nationale turque avec des drapeaux devant l’hôtel de ville. » Si les incivilités restent rares, l’« insécurité culturelle » (Guilluy) bat son plein. Dans son salon orné d’une Vierge à l’enfant et d’une lithographie du maréchal Lyautey, cette « grande déçue de l’UMP » égrène ses motifs d’indignation avec des accents de mater dolorosa : la déconstruction de la famille traditionnelle, le mariage gay, la pilule du lendemain et l’idéologie du genre à l’école, mais aussi « l’euro-mondialisme » et la perte des acquis sociaux. La faute à qui ? « Il faut du social, mais on ne peut pas héberger, nourrir et soigner la terre entière », martèle Catherine. En somme, le FN, c’est la Sécurité sociale, plus les frontières. Curieux pour des gens constamment traités de « fachos », les militants frontistes en appellent volontiers à plus de démocratie : « Avec la réforme territoriale [et la fusion des régions Franche-Comté et Bourgogne], on aura des centres de décision très éloignés du terrain et des personnes concernées. Tout va nous échapper », s’insurge la candidate.

Un même sentiment d’abandon étreint le Jura périurbain, loin de la campagnarde Saint-Amour. Le long de la RN73 qui relie Dole à Besançon, les pavillons ont poussé comme des champignons à mesure que les habitants de Dole et de Besançon fuyaient les quartiers sensibles. Ces « petits blancs », laissés-pour-compte de la mondialisation, ne se prétendent pas victimes d’apartheid social et territorial ; reste qu’ils forment une cible de choix pour le Front.

Au nord de la forêt de Chaux, dans le canton de Mont-sous-Vaudrey, au cœur de ces lotissements qu’Emmanuel Todd surnommait les « bunkers antimondialisation », la guerre des pavillons est déclarée. Le FN y a débauché le maire sans étiquette de Rans, Stéphane Montrelay, 38 ans, délégué CFDT de l’usine chimique Solvay, exclu par sa centrale syndicale – contre l’avis d’une grande partie de la base – sitôt sa candidature annoncée. « J’aurais peut-être dû parler des “sans-dents” ou dire que je voulais passer le Kärcher dans les cités ! », ironise l’intéressé, qui défie l’UMP sur ses terres de prédilection. Ses déclarations pourraient être signées par un chevènementiste bon teint : « Nos gouvernements méprisent la population. Le mondialisme fait que nos entreprises subissent la concurrence déloyale des pays étrangers. » Montrelay arrivera en tête du premier tour, avec 32,2 %, deux points devant l’UMP, en ballottage défavorable dans une triangulaire dans laquelle la gauche (25,5 %) dispose des plus grosses réserves de voix. Mais il n’en aura pas moins gagné son pari.

C’est dans le canton voisin de Tavaux, où Thibaut Monnier et Catherine Matéo font campagne, qu’est localisée la majeure partie de l’usine Solvay. Premier employeur du département, Solvay fournit des bataillons entiers d’électeurs FN, souvent issus de l’immigration portugaise : on y a dénombré 32 % de bulletins frontistes aux européennes… Tavaux l’endormie ne vit que de Solvay et de l’aéroport de Dole-Tavaux, abondamment subventionné par le conseil départemental. Dans cette bourgade sans âme, qui n’est que juxtaposition de zones industrielles et de maisons éparses, les ouvriers et les employés du tertiaire vivent à l’ombre de la grande industrie. Vérification faite, Solvay n’est d’ailleurs pas aussi prospère que je le pensais puisque le groupe belge a décidé de vendre la moitié du site à Ineos, un opérateur anglais basé en Suisse pour les raisons que vous devinez. D’ici trois ans, Solvay se recentrera sur ses secteurs les plus porteurs (l’avion solaire Solar Impulse, le composant plastique de la batterie d’iPhone, etc.). Bref, personne ne parle ouvertement de délocalisation, mais tout le monde y pense…

Même le restaurateur du coin, quinqua aussi bougon qu’hospitalier, cause désindustrialisation, qui n’est encore qu’une menace qui plane sur l’avenir de la région. Pronostiquant « un FN à 30 % », – il dépassera en effet les 35 % – Bertrand entame une diatribe enflammée : « La droite et la gauche se plantent : des Hongrois viennent travailler à Dole, alors qu’ici des gens cherchent du boulot. On pourrait avoir une Europe avec des frontières. » Tiens, la patate chaude des travailleurs détachés réapparaît… Dix ans après les polémiques autour du plombier polonais, l’ouvrier magyar ou danubien a pris le relais du dumping social… À la caisse, une cliente poursuit à la volée : « Qu’ils arrêtent de nous taxer la gueule. Avec le régime social des indépendants (RSI), sur 10 000 euros de bénéfices, je vais en payer 5 200 d’impôts. On a l’impression d’être complètement ignorés. »

Fabienne, 65 ans, gérante d’un magasin de motoculture, fredonne l’air connu du fisc qui nous étouffe ! Mais cette commerçante, que j’avais prise pour une électrice UMP ou FN, se dit « viscéralement de gauche ». Pour autant, l’électrice de Hollande en 2012 jure qu’on ne l’y reprendra plus, sauf s’il faut faire barrage au Front national. Comme je lui fais remarquer sa proximité avec le poujadisme fiscal du FN, elle canarde « ce parti raciste et homophobe ». Instruite par son expérience familiale, Fabienne n’accorde aucun crédit au virage mariniste : « Ma belle-sœur et mon beau-frère, qui habitent un endroit tranquille de la Haute-Saône, votent FN parce qu’ils regardent la télé et pensent que les allocataires du RSA nous piquent tout. » L’air de rien, cette admiratrice de Besancenot (!), libérale malgré elle, répète l’antienne des rédactions parisiennes : le FN surferait sur des peurs irraisonnées. Puisqu’il n’y a pas de problème.

Justement, mon guide me rappelle qu’à seulement quelques encablures de Tavaux le quartier dolois de Mesnils-Pasteur, à forte population maghrébine, est un foyer de délinquance qui déborde sur les campagnes avoisinantes. Niant l’évidence, le conseiller général sortant et maire divers gauche de Damparis, bourg de la proche périphérie de Dole, me décrit un petit coin de paradis « où il fait bon vivre ». Outre cet accès de langue de bois, le septuagénaire Michel Giniès, anciennement communiste, me réserve quelques surprises. Devant sa « maison du peuple-hôtel de ville » en préfabriqué des années 1970, une matière qui absorbe les années comme le buvard l’encre, il déclare possible la victoire de la gauche jurassienne. La posture « frondeuse » du conseil général – dont le président socialiste a appelé Valls à démissionner ! – pourrait, espère-t-il, passer au peuple l’envie de sortir les sortants. Giniès assure le service après-vente de son action départementale avec un discours étonnamment « pro-entreprises ». Après la gollnischienne sioniste, la poujadiste amoureuse transie de Besancenot, place au marxiste libéral ! Giniès me vend ainsi la création d’une zone d’innovation départementale dans son canton, « le poumon économique du Jura », sur lequel s’implantent des entreprises aussi avant-gardistes que la firme Ynsect, qui élève des insectes par tonnes pour en faire de la farine d’alimentation surprotéinée à destination des bestiaux. Des investisseurs singapouriens s’y intéressent déjà. Ça fait rêver, en effet… Mais pas assez, semble-t-il, car nombre d’électeurs de Giniès votent FN aux élections nationales. « Les électeurs du FN sont carrément décomplexés. Ils ont envie de gueuler mais n’adhèrent pas au programme des Le Pen », me glisse-t-il d’un air désemparé. D’ailleurs, s’il relègue son concurrent divers droite à 15 longueurs (21,5 %), Giniès (35,1 %) voit le Front national (31,1 %) le marquer à la culotte.Non que ces « gaucho-lepénistes » (Perrineau) aient la moindre tentation rouge-brune, mais les milieux modestes savent à quelle sauce ils sont mangés. De Maastricht (1992) au traité constitutionnel européen (2005), les prolos et assimilés répondent systématiquement par la négative aux questions posées par des élites ouvertes aux quatre vents de la mondialisation. Jadis, le RPR à droite, le Parti communiste à gauche, canalisaient les demandes populaires de « frontières » et de « protection ». C’est sur ce créneau laissé vacant que pousse la plante rudérale frontiste.

Cela étant, on ne saurait amalgamer le vote frontiste au vote Front de gauche… pour la bonne et simple raison que le mélenchonisme méprise et diabolise le besoin de frontières intérieures des classes populaires. Dans le centre-ville de Dole, à deux pas de la superbe église écrue baptisée la Collégiale, j’ai soudain l’impression de voir notre avenir : des salafistes déambulant devant une affiche du Front national comme si de rien n’était. Certes, nous ne sommes pas condamnés à cette glaçante alternative. Sauf si nos dirigeants continuent à se contenter de « stigmatiser » les électeurs frontistes, sans jamais prendre la peine d’entendre les messages qu’ils leur adressent, et encore moins d’y répondre.

Paysans : la bourse ou le Front

« On a le sentiment de pédaler à côté du vélo », m’avoue Frédéric Perrot, éleveur de vaches laitières et président de la chambre d’agriculture du Jura. Excédé par une réglementation ultratatillonne, ce cadre de la FNSEA radicalement hostile au Front national peine de plus en plus à tenir ses hommes : « Ils me trouvent trop sympa et me disent qu’il faut montrer nos muscles. La colère monte tout particulièrement chez les 30-35 ans, qui veulent donner un

coup de volée avec le vote FN ! » Jadis marginal, le vote paysan en faveur du Front national progresse à grandes enjambées mais reste minoritaire. Il faut dire que le programme souverainiste du Front effraie plus d’un bénéficiaire de la Politique agricole commune (PAC) suspendu aux aides européennes pour joindre les deux bouts.

De son propre aveu, Nicolas Caire est une exception, car le viticulteur a davantage affaire aux grandes surfaces qu’aux lourds dossiers administratifs. Partagés entre la peur de perdre la manne européenne et leur exaspération, les agriculteurs hésitent à jeter le bébé bruxellois avec l’eau du bain. « Pendant qu’on nous interdit de labourer dans les zones humides naturelles, l’Espagne nous inonde et l’Allemagne nous concurrence sur le maïs », s’énerve Perrot, avant de réaffirmer son « rejet des extrêmes ». Devant tant de modération,

Thibaut Monnier sort la boîte à gifles contre les réseaux UMP-FNSEA, « extrêmement sectaires, pendant de la mainmise de la CFDT et de la CGT sur les usines ». Certes, « la PAC sert certains », concède la jeune pousse frontiste, mais s’y accrocher trahirait une « lecture égoïste des choses, car à l’échelle nationale nous perdons 7 milliards d’euros au niveau de notre contribution nette annuelle à l’UE ».

Cette querelle d’apothicaires explique la progression plus rapide du vote frontiste dans l’ensemble des zones rurales qu’en milieu agricole stricto sensu. On l’aura compris, la lune de miel entre paysans et Front national attendra. À moins que les vaches laitières, lasses de garder leurs pis gorgés de lait pour cause d’embargo sur le marché russe, ne poussent leurs éleveurs à plébisciter le plus poutinolâtre de nos partis…[/access]

*Photo : centre-ville de Dole (Albert Ziri).

Avril 2015 #23

Article extrait du Magazine Causeur



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