Alain Juppé, ancien élève de l’ENS et agrégé de lettres classiques, a beau avoir bifurqué vers l’ENA et l’inspection des finances avant d’entrer en politique, il n’en reste pas moins obsédé par les grands textes littéraires. Surnommé Nestor par les moqueurs incultes des réseaux sociaux, qui se gaussent de sa ressemblance physique (assez vague) avec le majordome du château de Moulinsart, il s’accommode fort bien de ce sobriquet, n’y voyant qu’une référence au vieux sage de la guerre de Troie, le seul roi grec, d’ailleurs, revenu sans dommage de cette guerre pour régner à nouveau sur la Messénie.
Dans tous les sondages – pour autant qu’ils soient fiables pour une primaire à droite dont c’est la première édition –, il est apparu jusqu’à il y a peu largement en tête devant ses principaux concurrents, déclarés ou potentiels, Nicolas Sarkozy, Bruno Le Maire et François Fillon. En être arrivé là est, déjà, un exploit lazaréen. Il fut plus d’une fois laissé pour mort sur le champ de bataille de la politique française : en 1997, après la calamiteuse dissolution amenant Lionel Jospin à Matignon, puis en 2004, après sa condamnation définitive à 14 mois de prison avec sursis et un an d’inéligibilité dans l’affaire des emplois fictifs du RPR, enfin après son échec à la législative de 2007 dans la deuxième circonscription de la Gironde. Ses adversaires et concurrents, au sein de sa famille politique, lui accordaient, au mieux, un destin à la Chaban-Delmas, une confortable retraite de patriarche à la tête de la mairie de Bordeaux.[access capability= »lire_inedits »]
Repêché par Nicolas Sarkozy, qui lui confie le ministère de la Défense, puis le Quai d’Orsay dans le deuxième gouvernement Fillon, il s’aperçoit, non sans un certain étonnement, que sa cote dans l’opinion publique suit une courbe ascendante, alors que celle de Sarkozy régresse, laissant présager un échec lors de l’élection présidentielle de 2012.
L’arrivée de la gauche au pouvoir, la « guerre des chefs » au sein de l’UMP, provoquant l’affrontement désastreux entre Jean-François Copé et François Fillon pour le contrôle du parti, le feuilleton judiciaire subi par Nicolas Sarkozy et ses proches (affaires Bettencourt, Bygmalion, Guéant, etc.) confortent encore la position d’Alain Juppé. Dans un peuple de droite traumatisé, il fait figure de recours, de pôle de sérénité et de stabilité dans une mouvance politique déchirée, et soumise à la concurrence d’un Front national en phase d’expansion. Lorsqu’il s’aperçoit, à l’été 2014, que le retour de Nicolas Sarkozy aux avant-postes de la politique n’a rien d’une reconquête triomphale de son camp d’abord, du pays ensuite, Alain Juppé finit par admettre que le destin, qui ne l’a jusque-là pas épargné, peut une dernière fois se montrer clément, et même généreux envers lui.
La droite dite républicaine, fascinée par l’exemple socialiste de 2011, a alors décidé, pour sortir par le haut de la guerre des chefs, de procéder à une « primaire » pour désigner le candidat unique de la droite et du centre à l’élection présidentielle de 2017. Nicolas Sarkozy, qui pensait l’éviter, doit s’y résoudre, bon gré mal gré, en faisant le constat que la tradition bonapartiste de sa formation, rebaptisée « Les Républicains » par ses soins, ne suffit pas à rallier autour de lui un parti dont le vieux briscard gaulliste Alexandre Sanguinetti avait dit, jadis, que « comme les loups, les gaullistes se déchirent entre eux, mais chassent en meute… ». Aujourd’hui, faute de chef de meute incontesté, ces mêmes loups, et quelques louves particulièrement hardies, s’apprêtent, babines retroussées et crocs menaçants, à en découdre pour la position de mâle (ou femelle) alpha…
Le vieux loup gris, au corps couturé de cicatrices reçues en combattant pour un chef de meute aujourd’hui vieux et malade pourra-t-il triompher de ses rivaux pour qui l’ardeur ou la jeunesse sont des atouts majeurs ? Pour répondre à cette question, la métaphore londonienne (de Jack London, bien sûr !) montre ses limites, car la société des hommes, n’en déplaise à Thomas Hobbes, ne s’explique pas seulement par l’observation des mœurs de l’espèce canis lupus.
L’imaginaire français reste marqué par d’autres mythes littéraires, tels ceux du comte de Monte-Cristo, alias Edmond Dantès, revenu d’exil pour châtier ceux qui l’avaient lâchement abattu, de bagnards repentis résolus à répandre désormais le bien autour d’eux, comme Jean Valjean… Le peuple peut se montrer aussi indulgent envers celui qu’il conspuait naguère, que cruel avec cet autre qu’il avait porté au pinacle…
Résumons : à l’aune de la « modernité » ambiante, Alain Juppé ne dispose d’aucun des atouts jugés aujourd’hui nécessaires pour construire la légende transformant un politicien de bonne facture en leader charismatique : ce n’est pas l’insulter que de constater qu’il manque singulièrement de glamour, qu’il est cassant, peu empathique avec le populo, qu’il a le don de se faire des ennemis d’amis politiques dont il froisse l’ego en ne leur cachant pas le peu d’estime qu’il éprouve à leur endroit, et que l’étalage immodéré de sa supériorité intellectuelle n’est pas de nature à lui assurer l’affection du peuple…
Mais ce n’est pas à 70 ans que l’on change un bonhomme : c’est tout le problème de la petite équipe de fidèles, chargés de mener leur leader vers le Capitole, un chemin semé d’embûches et de coupe-gorge.
Encore une fois, l’appel à la littérature mondiale pourra nous éclairer. Pour ses proches, Alain Juppé est aujourd’hui dans la situation du pauvre pêcheur mexicain Santiago, héros du Vieil Homme et la Mer d’Ernest Hemingway. Celui-ci, après une saison de pêche lamentable, joue son va-tout et son avenir de pêcheur en partant loin en mer pour tenter, une dernière fois, de capturer « le » poisson qui lui rendra l’espoir et l’estime de soi.
Alain Juppé est, en ce moment, dans la situation de Santiago venant d’accomplir le miracle tant désiré, la capture inespérée d’un énorme espadon, qu’il convient maintenant de ramener à bon port pour parachever son triomphe. L’espadon, en l’occurrence, c’est la confortable avance dont il dispose dans l’opinion face à ses concurrents de la primaire de la droite, mais on est encore loin du port, et les requins de toutes espèces rôdent alentours… Conserver sa prise n’est pas moins difficile, et parfois plus périlleux que s’en emparer : c’est aussi une loi de la nature. Les exemples ne manquent pas, dans un passé récent, d’hommes politiques qui ont cru, à tort, que l’affaire était dans la poche avant l’heure : Jacques Chaban-Delmas, donné favori avant le rapt giscardien de la droite en 1974, Édouard Balladur prématurément déclaré vainqueur en 1995 – par le duo Jérôme Jaffré (Sofres)/Jean-Marie Colombani (Le Monde). Il faut donc garder le poisson dans le meilleur état possible…
L’autre atout d’Alain Juppé, c’est son haut niveau de notoriété : il n’a pas besoin de se faire connaître, chacun ou presque, même peu au courant de la chose politique, met un nom sur son visage, ce qui l’avantage par rapport à des concurrents plus jeunes, comme Bruno Le Maire ou Nathalie Kosciusko-Morizet. Ces derniers sont contraints de « faire le buzz » pour accroître leur capital notoriété, comme NKM annonçant son divorce dans Elle. Oui, rétorqueront les grincheux et les sceptiques, être connu c’est bien, mais encore faut-il que ce soit pour d’honorables raisons ! Or on sait bien qu’Alain Juppé est vieux, plus âgé même que De Gaulle lors de son retour au pouvoir en 1958, qu’il est psychorigide, et que c’est un repris de justice ! Ces arguments ne désarçonnent nullement les membres de sa garde rapprochée : « D’accord, tout cela est vrai. So what ? » rétorque un de ses tout proches, un jeunot (relatif) qui se plaît à émailler son propos d’anglicismes, traces de son passage dans un grand cabinet d’avocats d’affaires américain. Et de poursuivre : « Mais comment alors expliquer qu’en dépit de ces prétendues tares il reste si populaire ? Les temps ont changé, sous De Gaulle on était un vieillard à 60 ans, aujourd’hui avec l’allongement de la durée de la vie, le poids des seniors dans le corps électoral, on ne perçoit plus les choses de la même manière… Pour ce qui est de son passé judiciaire, tout le monde sait aussi qu’il a payé pour un autre, et de toute façon, en la matière, il est préférable d’avoir un passé qu’un avenir ! » L’allusion, limpide, aux ennuis potentiels à venir pour Nicolas Sarkozy donne une petite idée du ton des échanges entre Juppé et Sarkozy dans la campagne de la primaire, pour le cas où l’ex-président de la République viendrait le chercher sur ce terrain.
« Le driver [NdT : élément dominant] de la primaire, dit-il encore, c’est la capacité d’un candidat, dans l’esprit des électeurs de la droite et du centre, d’assurer une large victoire de ce camp en 2017, dans tous les cas de figure, avec ou sans la gauche au second tour, et il se confirme chaque jour un peu plus qu’Alain Juppé est le meilleur pour cela… »
Le spectre d’une primaire sabotée par Sarkozy ne hante plus les nuits des juppéistes
Cependant, dans le monde politique, le clan Juppé reste une TPE qui ne dispose pas de la machine d’un grand parti, comme Nicolas Sarkozy, ni du soutien déclaré de « grands élus » à l’Assemblée, au Sénat ou dans les régions, comme François Fillon. Dans le groupe des dix qui se réunit chaque semaine sous la houlette du directeur de campagne, Gilles Boyer, on trouve des grands blessés de la vie politique, comme Hervé Gaymard, qui a remonté la pente comme député et président du conseil départemental de Savoie, après avoir été viré par Chirac de son poste de ministre des Finances pour cause d’appart’ de fonction jugé scandaleux, et aujourd’hui, Jean-Pierre Raffarin, en rupture de sarkozysme après avoir vu la présidence du Sénat lui passer sous le nez, Christine Albanel, virée sans ménagements du ministère de la Culture. Un quarteron de fidèles issus de son staff de président du RPR entre 1995 et 1997, comme Édouard Philippe (45 ans) et Benoist Apparu (46 ans), devenus entre-temps, respectivement, député-maire du Havre et député-maire de Châlons-en-Champagne. Les cordons de la bourse de la campagne, qui contiendrait environ trois millions d’euros, « issus de donations individuelles » tient-on à préciser, sont tenus par Marie Guévenoux (40 ans), ex-présidente des jeunes de l’UMP, virée par Nicolas Sarkozy lors de son arrivée à la tête du parti…
C’est peu dire que l’esprit de revanche contre celui qui les a, naguère, piétinés, traités plus bas que terre est un puissant « driver » de leur énergie militante au service de « Nestor ». Ils sont persuadés, d’ailleurs, que cette fois-ci Sarkozy s’est trompé de campagne, pensant rejouer 2007 (prise du parti, puis conquête du pouvoir », alors que la phase « primaire » change totalement la donne. En fait, du point de vue juppéiste, l’Élysée se conquiert les 20 et 27 novembre 2016, car le candidat des Républicains est quasiment assuré de l’emporter en mai 2017. L’objectif est alors de s’assurer un « matelas » d’au moins 500 000 électeurs de la droite et du centre, dont les partisans de Juppé sur le terrain s’assureront qu’ils se présenteront physiquement dans l’un des 10 300 bureaux de vote mis en place dans le cadre de la primaire. Le spectre d’une primaire sabotée par le parti, pour le plus grand profit de Sarkozy, et qui, par exemple, ne mobiliserait qu’un million d’électeurs, ne hante plus les nuits des juppéistes. Ils ont veillé au grain dans le comité d’organisation, présidé par Thierry Solère (soutien de Bruno Le Maire), où les sarkozystes ne se sont pas montrés très assidus… Le vainqueur devrait donc bénéficier d’une légitimité au moins égale à celle qu’avait conquise François Hollande lors de la primaire de la gauche en 2011.
Les déplacements d’Alain Juppé sur le terrain sont discrets – il ne cherche ni le buzz ni une couverture médiatique –, plus longs que ceux de ses concurrents, et visent à constituer et à motiver des équipes locales mises en place en dehors des structures du parti. Il existerait aujourd’hui plus de 1 000 comités locaux pro-Juppé, dont les militants sont initiés au « canvassing », quadrillage du territoire, repérage des sympathisants et préparation de leur mobilisation le jour J. Le mot d’ordre est de « densifier » le noyau de ces militants, qui sont potentiellement plus nombreux que ceux de Sarkozy mais moins motivés pour défendre le champion…
D’emblée, Juppé s’est positionné sur le créneau « droite modérée », pour se distinguer des revanchards de la droite dure – celle qui bouffe du socialiste tous les matins au p’tit déj –, laissant même entendre qu’en cas de victoire contre Marine Le Pen au second tour, il pourrait favoriser un gouvernement avec la gauche raisonnable, style Valls ou Macron. Il pouvait ainsi se prévaloir d’être le seul prétendant des Républicains en mesure d’éviter une candidature Bayrou, jusqu’à ce que ce dernier se ravise, et fasse la même proposition à François Fillon… Néanmoins, en dépit des palinodies de l’homme de Pau, Juppé est persuadé que le vote des sympathisants centristes de la primaire lui est acquis, et même – pourquoi s’en priver – celui de gens de gauche « trollant » le scrutin par anti-sarkozysme primaire.
Pour le programme, pas de proposition fracassante ni de projet « clivant », comme ceux d’un Bruno Le Maire suggérant d’abolir le collège unique instauré par Giscard. On veut faire sérieux, quitte à être ennuyeux, avec une série de quatre livres signés par le patron, sur les grandes questions (éducation, État, économie, politique extérieure), et des « cahiers thématiques », conçus et rédigés par les petites plumes (plusieurs centaines, nous dit-on) recrutées et dirigées par Hervé Gaymard… Juppé, on ne le changera pas : il fera comme il a toujours fait, car ses convictions centralistes, sa méfiance des États-Unis et du libéralisme, son penchant pro-arabe sont inscrits dans ses gènes. Cela risque, hélas, de ne pas déplaire…
Pour Juppé, donc, si tout marche bien, ce sera peut-être Noël-Noël en novembre. Cet acteur, aujourd’hui bien oublié, incarna « le père tranquille » en 1946, dans le film du même nom de René Clément, un homme âgé et discret, qui se révèle, en dépit des apparences, être un héros de la Résistance intérieure française. Sinon, retour à Hemingway et à la fin douce-amère de l’histoire du Vieil homme et la Mer : l’espadon a, certes, été boulotté par les requins, mais l’honneur de pêcheur de Santiago est sauf…[/access]
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